Toi je vais te faire* la gueule : A propos de Histoire de la violence, Édouard Louis
A propos de Histoire de la violence, Édouard Louis, Le Seuil, janvier 2016, 240 pages, 18 €
Il est quatre heures du matin, Édouard rentre chez lui à pied, un brin éméché après un agréable dîner de Noël avec ses amis, ravi d’étreindre les livres de philosophie que Didier vient de lui offrir. Édouard se fait une joie de les caresser, de les feuilleter en rentrant chez lui, mais un homme le suit de près et contrarie ses rêveries.
L’étranger finit par l’aborder. Il s’appelle Reda, il est souriant, séduisant, très insistant. Il veut discuter un peu, il veut monter chez Édouard boire un petit verre, juste un seul, allez. Édouard proteste longuement mais finit par céder, désarçonné par cette phrase soudaine : « On fait l’amour ? ».
Dans l’appartement, la soirée tourne lentement au cauchemar. Édouard Louis est volé, étranglé, insulté, menacé d’un revolver, violé. Quelques années plus tard, il raconte ce traumatisme dans Histoire de la violence, paru en janvier dernier au Seuil.
J’ai lu ce roman en une après-midi. La première phrase, longue et pleine de louvoiements, m’a donné l’impression de regarder péniblement à travers un grillage rouillé, ou de devoir enjamber une haie de ronces pour accéder au récit. Passé ce barbelé de mots, les phrases se sont faites plus fluides et m’ont vite happée, épargnant à mon cerveau ultra-connecté une demi-journée d’éclatement et de digressions virtuelles.
Étrangement construit, le récit est porté par deux voix, celle d’Édouard Louis, soignée, articulée, et celle de sa sœur Clara, accablant son mari d’une logorrhée fruste et chaotique, d’où s’échappent parfois des éclairs de lucidité. Caché derrière une porte, Édouard écoute son histoire caricaturée, mutilée par sa sœur, s’en irrite, reprend la narration pour la rectifier, la clarifier, l’approfondir. Le contraste entre les deux voix est frappant et souligne l’abysse qui ne cesse de se creuser entre Édouard Louis et sa famille. Une terrible fracture racontée dans En finir avec Eddy Bellegueule, le premier roman très médiatisé de l’auteur, qui avait soulevé en moi une colère effroyable contre sa famille maltraitante et ignorante.
En lisant Histoire de la violence, mon ressentiment s’est atténué. Malgré ses saillies triviales, ses mots parfois abrupts, blessants, « Moi à sa place j’aurais pas continué à suivre une lurlure comme ça qui dit non à tout », Clara ne faisait plus partie de cet amas sordide et haïssable dans lequel j’avais empilé rageusement la famille d’Édouard Louis. Elle avait soudain une voix, une parole certes triviale et agaçante mais audible, des pensées, des inquiétudes, elle prenait une forme humaine à mes yeux, qui me la rendait presque sympathique. J’y vois une forme de réhabilitation, de réconciliation d’Édouard Louis avec son passé, mais je me trompe peut-être.
Je trouve aussi que le style et la réflexion de l’auteur ont gagné en subtilité. Traversé de violence – agression, viol, préjugés et ragots de la sœur, bruits envahissants, rictus des policiers, froideur des médecins, et puis la violence, le dénigrement que l’auteur s’inflige à lui-même –, le roman ne sombre pourtant dans aucun manichéisme : le vécu retracé est plein d’ombres, d’ambiguïtés, la psychologie des personnages est complexe. Édouard Louis ne veut pas qu’on le voie comme une victime, il se hait de sombrer dans le racisme après l’événement, et Reda n’est à aucun moment présenté comme un monstre, plutôt comme un paumé saisi d’une colère incendiaire, pris dans un irrépressible engrenage de haine, qu’il regrette aussitôt. Pour schématiser, cette fois-ci, mon désir de comprendre l’a emporté sur mes envies de meurtre.
Mais comprendre quoi ? Car au final, je ne sais toujours pas d’où vient la violence et pourquoi elle s’embrase soudain. Je ne sais même pas pourquoi cet écrivain remue des choses en moi – bon, j’ai ma petite idée là-dessus mais je ne préfère pas en parler pour le moment – et me réconcilie avec les auteurs vivants. Ce que je sais, c’est que cette lecture m’a apaisée, curieusement, que cet interlude où l’espoir luit faiblement m’a remis les idées en place et apporté le courage et la lucidité nécessaires pour endurer un monde sous cellophane, hermétique aux états d’âme dérangeants, de plus en plus tyrannisé par les théoriciens du bonheur, leurs antidépresseurs à feuilleter, et les petites cases étriquées où ils aiment à archiver les gens. Bref, je me comprends.
Sana Guessous
* Dans le titre, remplacer « faire » par « massacrer » pour comprendre cette expression tirée du livre
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