Todo Modo, Leonardo Sciascia (par Léon-Marc Levy)
Todo Modo, traduit de l'italien par François-René Daillie, 196 p. 7,50 €
Ecrivain(s): Leonardo Sciascia Edition: Gallimard
Quand le grand Leonardo Sciascia écrit un roman noir – un polar – c’est à un véritable phénomène de déplacement et de métamorphose que l’on assiste. Le genre est très vite subverti, oublié, et pourtant, point de doute, ce roman est bien policier. Un meurtre, deux meurtres (trois ?) dans une résidence réservée pour un temps à la méditation et la disputation théologique qui accueille hommes d’église, grands bourgeois, décideurs, et Sciascia nous offre un roman remarquable de réflexion sur le Bien et le Mal. Mais il le fait avec un œil pétillant de malice, une bonne dose d’anticléricalisme, une joie féroce et vengeresse à l’endroit des puissants de ce monde. Quand on entend Don Gaetano, l’hôte des lieux, c’est évidemment Leonardo Sciascia qui parle, lui qui a fait de ses romans une critique permanente de la classe politique, un regard acide et virulent sur les mœurs délabrées des puissants et des possédants dans son pays – qu’il s’agît de la mafia ou des politiques – on se rappelle le magnifique « Cadavres Exquis ».
« Jules César Vanini, qui fut brûlé comme hérétique, reconnaissait la grandeur de Dieu dans la contemplation d’une motte de terre ; d’autres dans celle du firmament. Moi, c’est dans l’imbécillité que je la reconnais : il n’est rien de plus profond, de plus abyssal, de plus vertigineux, de plus inaccessible… ».
Mais rien n’est simple avec un intellectuel de gauche italien. L’idéologie n’empêche pas les attachements quasi charnels à la religion dominante. Le narrateur dit son paradoxe – lui le bouffeur de curés – sa nostalgie profonde de l’église d’autrefois, celle de ses parents et de son enfance.
« Je me sentais frustré et égaré. Cette pierre immobile à laquelle je m’étais, en ennemi, aiguisé des années durant ; ce roc de superstitions et de peurs, d’intolérance, de latin : voilà qu’il était friable et pauvre comme la plus pauvre des mottes de terre. Je me rappelais encore (l’ayant servie à dix ans) certains passages de la messe en latin : et je les comparais à l’italien à quoi on les avait réduits, diminués, proprement diminués, y compris dans le sens où l’on dit : « il est bien diminué, le pauvre ».
Ce roc. « Tu es Petrus, et super hanc petram aedificabo Ecclesiam meam » (Matthieu XVI. 18). Cet édifice écrasant et pérenne qui a étendu son ombre sur tant de générations et qui, à l’image de la sordide histoire de ce roman, se lézarde et menace de s’effondrer. Par la malignité des hommes, leur infinie capacité à porter le Mal. Néanmoins, Sciascia se fait le porteur des ambiguïtés de l’Italie moderne depuis sa fondation : déchirée entre l’aspiration aux idéaux garibaldiens et socialistes, la présence consubstantielle du communisme dans la vie des villes, des campagnes, des villages, des âmes – et la prégnance millénaire du christianisme catholique dans les paradoxes qui l’accompagnent, progrès et conservatisme, élans généreux et horreurs répressives.
Les disputations vont bon train, les sombres apartés aussi, comme liés à jamais à l’histoire même de l’église et de ses arcanes. Étrange jeu scandé ici par des meurtres mystérieux.
« Il était facile d’imaginer que les deux qui se parlaient près de moi complotaient quelque chose contre ces deux autres qui se tenaient dans le coin opposé, et vice versa ; et ainsi de chaque couple contre tel autre couple éloigné : à tel point que l’esplanade devenait comme un métier à tisser sur lequel se tendait une trame serrée de tromperies, de trahisons ».
Le mystère rôde au milieu du séminaire, les soupçons glissent de l’un à l’autre. « Et il n’était pas difficile de penser à la fosse des voleurs de Dante ». La scène itérative des congressistes tournant autour de l’esplanade en récitant le rosaire donne lieu à ce commentaire hilare et vengeur du cuisinier qui n’en peut plus des simagrées : « Mais ça fait plaisir, sacré nom de Dieu, ça fait bougrement plaisir de voir tous ces enfants de putain aller et venir en récitant le rosaire… ».
La fin cueille lecteur de la façon la plus ahurissante. Mais nous n’en dirons rien de plus. Leonardo Sciascia est un écrivain d’une subtilité et d’une intelligence redoutables.
Léon-Marc Levy
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