Thomas Bernhard Une vie sans femmes, Pierre de Bonneville
Thomas Bernhard Une vie sans femmes, L’Editeur, septembre 2016, 222 pages, 15 €
Ecrivain(s): Pierre de Bonneville
Pierre de Bonneville met en lumière un Thomas Bernhard auto-suffisant, jamais auto-satisfait : « Un homme (le personnage de Reger), à l’image de Thomas Bernhard, profondément dépendant, profondément seul » (p.50).
Ce rejeté de tout, de l’amour (par les siens et les proches), de la vie (par la maladie) rejette à son tour, dans un mouvement à la fois suicidaire et conservatoire. La pensée est « le lieu géométrique qui définit le lieu de fuite qui permet aux hommes de se soustraire à la pression des autres hommes et du monde extérieur, mais elle devient en même temps la geôle où l’homme qui s’est libéré est destiné à suffoquer lentement (Gargani, la phrase infinie de Thomas Bernhard) » (p.72). Ce phénomène étrange se traduit dans son écriture, et sa pensée, par un phénomène de con-vocation et de pro-vocation, les phrases tournent en rond, se lovant dans une sorte d’incantation, avec répétition d’un mot, d’un passage, une extinction du sentiment, de la sensation, dans la phrase, immunisant contre soi, contre les autres : « Il (Thomas Bernhard) pouvait sortir vainqueur de ses traumatismes, de ses manques affectifs, il apprenait “le funambulisme sur les choses humaines”. Son intelligence sera son moyen d’existence, de survie, son moyen de défense » (p.39).
De cette tour d’ivoire, de cette gestation dans laquelle son expression et sa pensée s’enferment, elles se déplacent aussi, œil du cyclone, et jettent des imprécations : « Thomas Bernhard pouvait laisser exprimer sa rancœur, dix années après n’avoir plus rien à voir avec sa pseudo-famille : “Toute ma vie j’ai cherché à rester enfermé en moi-même, à l’intérieur, rien ne m’empêchera de ne voir par périodes absolument rien autour de moi, dans la direction de Salzbourg, la canne levée : ils m’ont tous sur la conscience, eux et leur descendance” (Dans les hauteurs) » (p.69).
Pierre de Bonneville écrit : « Le but poursuivi par ces récits autobiographiques était de démontrer que “tout processus vital est un processus mortel” et que l’écriture n’a comme finalité que de rendre compte de l’inéluctabilité de ce processus » (p.22). Quel est, quel peut être le statut de la femme, des femmes puisque, comme le propose le titre de l’essai de Pierre de Bonneville, le féminin ne peut, pour Bernhard, n’être que pluriel, puisqu’il n’en connaît aucune ?
« J’ai toujours cherché salut et protection auprès des femmes (interview avec Asta Scheib, Sur les traces de la vérité) » (p.43).
« (…) nous ne supportons pas la compagnie masculine qui nous ennuie mortellement, mais pas davantage la féminine, la compagnie masculine j’y ai complètement renoncé depuis des décennies, parce qu’elle est la plus stérile, mais la féminine me donne très vite sur les nerfs (Béton) » (p.103).
Pierre de Bonneville écrit encore à ce propos : « Dans les œuvres et dans la vie de Thomas Bernhard, les femmes avaient deux emplois : celui de la dévouée servante dans son rôle utilitaire, et celui de la criminelle, dans son rôle de domination destructrice. Thomas Bernhard n’avait pas appris d’autres schémas. En présence d’une femme, il se trouvait dans l’impossibilité de se placer en position de supériorité et ne savait pas quelle attitude adopter » (p.105-106).
Thomas Bernhard rencontrera celle qu’il appelle sa « tante », mais aussi son « être vital », Hedwig, suffisamment âgée pour être sa mère, qui le canalisera vers l’écriture. Avec elle, le danger n’existe pas, ne peut exister : laide, âgée, rébarbative, mais suffisamment protectrice sans être envahissante, il ne la considérera jamais comme une femme à part entière, c’est une « personne », son « être vital » ou sa « tante », à tel point que Pierre de Bonneville écrit qu’à la mort de celle-ci, Thomas Bernhard perd « son compagnon de vie » (p.142). D’ailleurs, Thomas Bernhard se reprend très vite, un an après cette disparition, dans sa pièce de théâtre Les apparences sont trompeuses il fait dire à son personnage :
« Maintenant que tout cela est terminé
Quand on récapitule
c’est inquiétant
ce que durant sa vie on a supporté » (p.151), et :
« (…) j’y ai puisé des forces
cela m’a donné le sentiment de ma propre valeur » (p.152).
Faire-valoir, mais insupportable par moments par sa seule présence, tel est le meilleur rôle réservé aux femmes – donc à la femme – par Thomas Bernhard. Cité encore par Pierre de Bonneville dans un entretien avec Asta Scheib, Sur les traces de la vérité, il dira : « Je ne peux pas imaginer, par exemple, que quelqu’un habite chez moi pendant deux jours et deux nuits, qui que ce soit, peu importe, sauf une tante, elle a quatre-vingt-cinq ans, mais même ça ce n’est possible que dans certaines conditions, c’est difficile aussi, mais là on passe au grotesque et c’est donc supportable. Mais plus d’une semaine, même ça c’est impossible » (p.157-158).
Impossible, impensable compagnie, des femmes, mais aussi des hommes, mais aussi des mots : aucunaboutissement n’est entr’aperçu. Tout se défait. L’édification mène systématiquement à la ruine : « Je suis un démolisseur d’histoires » (p.179). Il n’est que de citer quelques titres parmi ses œuvres :Perturbation, Corrections, Le naufragé, Des arbres à abattre, Sur la terre comme en enfer, et surtout le majeur Extinction… Mais parler des femmes, parler de ruine, de désamour, c’est encore y penser, c’est encore trop pour Thomas Bernhard : « (…) je ferme la porte et j’ai quoi qu’il en soit un domaine où je peux accourir et d’où je peux aussi m’enfuir (Kurt Hofmann, Entretiens) » (p.85).
« La plus grande partie de l’œuvre de Thomas Bernhard, ses romans et son théâtre, est consacrée aux derniers instants de ces hommes au bord de la folie et de la mort. C’est en cela que l’œuvre de Thomas Bernhard est d’une totale cohérence. Et c’est en cela aussi qu’on se rend compte à quel point cette écriture, il ne l’a inventée que dans la mesure où elle seule pouvait le détourner, lui, Thomas Bernhard, de la folie et du suicide, ayant maîtrisé, lui, sa folie, en trouvant “le courage de réaliser l’œuvre, de la concrétiser”, ce que son personnage de La Plâtrière, Konrad, n’avait pas pu réaliser. A cause de la présence accablante d’une femme » (p.203).
Anne Morin
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