Tes yeux dans une ville grise, Martin Mucha
Tes yeux dans une ville grise, 10 janvier 2013, 16 €, 192 p
Ecrivain(s): Martin Mucha Edition: Asphalte éditions
Martin Mucha offre avec ce roman singulier et attachant un panorama kaléidoscopique d’une époque et d’une ville. L’époque est la fin du vingtième siècle, la ville est Lima, une ville qu’il traverse chaque jour et qui lui donne l’occurrence d’une perception plurielle du monde urbain. Si Jeremias, le narrateur, nous fait voyager dans la capitale péruvienne de long en large, Lima est le personnage principal du texte. Deux moyens de transport sont privilégiés en raison de la modicité du coût, le bus et le combi. « A voir les gens derrière les vitres du bus, on dirait qu’ils sont attrapés dans un écran ». Vision du monde urbain qui n’offre aucun attrait, sauf à considérer les populations comme canalisées par une force qui les contraint. Jeremias n’aime pas sa ville, d’autant moins qu’elle sécrète des « prophètes », tel ce « cinglé qui monte dans le bus pour disserter sur la société et la folle religion qui est la sienne ».
Elle sécrète aussi des odeurs, « des odeurs d’aisselle. Les visages les plus imparfaits encerclant les matins les plus dissemblables ». Les trajets que Jeremias fait pour se rendre à la fac sont mille occasions d’observations de ses semblables, et autant de questions qu’il se pose sur l’existence et sur son existence. Une rencontre improbable avec un père parti depuis longtemps, une mère dont la vie est trop difficile, des amours qui ne peuvent éclore, tout pour Jeremias est passé au tamis de la difficulté de vivre dans cette ville qui lui renvoie ces visages prisonniers et silencieux derrière la vitre des bus.
Mais Tes yeux dans une ville grise est surtout une écriture précise, qui fonctionne à l’urgence, qui dessine parfaitement les visages, la ville, le temps. Les phrases de Martin Mucha retiennent d’emblée l’attention, tant leur force descriptive nous conduit à l’essentiel. Pas de périphrases, l’économie apparente de mots n’entame pas les descriptions de Lima, de ses habitants et est au service d’une construction qui donne la parole aux proches de Jeremias.
« Dans chaque recoin, il y a un fumeur de pâte de cocaïne. Des enfants sniffent de la colle. Les sacs de polyéthylène enflent comme des poumons ». Certains quartiers de Lima sont très dangereux et Jeremias se fait agresser dans El Agustino où il n’est pas le bienvenu. Les agresseurs ont l’habitude. « Rapides et sans rythme, ils me suivent. Ils mettent quelques secondes à me prendre les chaussures, la ceinture. Les chaussettes, tout est jeté à trois mètres. On m’attrape par les cheveux. Le sac à dos vole vers une fenêtre. Une marionnette peu à peu démembrée ».
Martin Mucha fait se succéder des scènes dont la brièveté donne le rythme à ce roman qui se situe dans les années 90, décennie qui en Amérique du Sud, et particulièrement au Pérou, devait être celle de la délivrance « des abus, de l’hypocrisie et des escroqueries gouvernementales ».
C’est donc un roman du mal être, de l’impossible implication de Jeremias dans une société qui au seuil de l’an 2000 fait mal le deuil des périodes qui ont vu se succéder des dictatures. La démocratie a un prix, et les crises économiques ont alourdi la facture, Jeremias dans Lima en fut le témoin.
Guy Donikian
- Vu : 4562