Tes ombres sur les talons, Carole Zalberg (par Pierrette Epsztein)
L’œuvre de Carole Zalberg est riche et variée. Dans sa trajectoire littéraire, deux thèmes récurrents parcourent son chemin : celui qui la concerne directement elle, sa famille et ses exils et son intérêt constant pour les « invisibles », « les gens de peu ». Elle jette sur eux un regard empreint de tendresse et une considération persistante. En fait, les deux champs se recoupent. Ils sont les sujets essentiels de sa quête d’écrivain. Cette femme tente sans cesse de s’interroger sur des itinéraires souvent complexes, parfois très violents, parfois plus lumineux mais toujours tortueux. Elle préfère les chemins de traverse déchirés, plutôt que les existences qui suivent les autoroutes trop lisses à son sens pour mériter qu’elle leur consacre son intérêt et son énergie. Chacun de ses nombreux lecteurs suit sa trajectoire, avec constance, et une curiosité jamais émoussée.
Lorsque nous démarrons la lecture de son dernier roman, Tes ombres sur les talons, publié cette année, nous sommes impatients de deviner où l’auteur va, cette fois, nous entraîner. Une fois encore, elle nous conduit sur les routes de l’exil, jalonnées de tragédies funestes. Le roman commence par un prologue. Une femme fuit son pays en guerre. Elle tient son bébé serré contre sa poitrine. Elle est rejetée de tous les lieux d’accueil. L’enfant n’en survivra pas. « Mehdi n’a pas assez vécu pour savoir qu’il meurt. Son dernier souffle, échoué au seuil de sa bouche, n’est que cela, trop court, épaissi de froid, ravalé par l’enfant que sa mère berce encore ». La tonalité du livre est amorcée.
Dans ce nouveau roman, Carole Zalberg se concentre sur un personnage central. C’est dans l’ombre des talons de Melissa que le lecteur part dans une virée imprévisible. Nous allons suivre l’instigatrice de ce texte, durant un long moment, entamant avec elle un chemin trouble et ambigu. Sous nos yeux, nous assistons au mouvement mouvant et émouvant d’une existence incertaine.
Mélissa est issue d’un milieu modeste qui vit dans une petite ville de province où les différences sociales sont parfaitement sensibles. Les Carpentier, ses parents, exercent des métiers sans prestige. Ils cherchent à tout prix à s’intégrer. Des gens du commun en somme. Sa mère, cantinière, se moque en catimini des attitudes des gens de la Haute. Le père, chauffeur de bus, accepte d’obéir sans rébellion. C’est un taiseux. Dans sa famille, à cette époque, les mères, surtout, poussent leurs filles à monter le plus loin possible dans l’échelle sociale et se faire une plus belle place qu’elles au soleil. Mélissa suivra cette voie. Elle cherchera à se conformer à la norme sociale de son époque en tentant de résister à la fatalité. « J’avais longtemps eu une foi aveugle en mon avenir… J’avais grandi dans une application telle que la question du but à atteindre ne se posait pas… Et jusqu’à l’obtention du diplôme censé m’assurer une place de choix dans le grand ordonnancement du monde, tout avait contribué à me donner raison ». Tout semble conduire Mélissa à une réussite sans encombre. Mais elle ne réussit pas à accepter l’ombre de son origine qui lui colle aux talons. Ȧ chaque fois qu’on lui offre un poste qui correspond à ses capacités, elle perd pied et se délite. Défaillance assurée.
Dans ce récit, nous assistons à un scénario en noir et blanc où se véhiculent des rêves infructueux et stériles. Elle s’accommodera trop souvent de « petits boulots » sans envergure. C’est dans un de ces postes qu’elle rencontrera une jeune femme aussi désarmée qu’elle, qui l’entraînera dans un séjour initiatique que le lecteur peut assimiler à une secte. Elle croira un moment y trouver sa place avant de réaliser qu’elle s’est fourvoyée. Et, encore une fois, ce sera la fuite.
Il lui faudra passer par de sacrés détours accidentés et aventureux pour qu’elle réalise que la direction qu’elle a choisi de donner à sa vie l’a dominée et l’a enfermée dans une impasse où elle s’est enlisée. Elle ne cessera de se sentir entravée par cette peur ancestrale qui bridera son désir de s’affirmer. Peu à peu, elle prendra conscience qu’elle a confondu une illusion de réussite avec son espoir de se trouver et se retrouver telle qu’elle souhaitait se sentir exister.
Carole Zalberg est une lectrice acharnée, assoiffée de découvertes littéraires et de riches rencontres avec des publics très divers. Cette ouverture à l’autre lui offre une possibilité constante d’alimenter sa propre écriture. Car tout écrivain cohérent est conscient que chacune de ces expériences qui l’ouvrent à de nouvelles formes ne peut que féconder sa propre palette de mots et élargir son style.
Carole Zalberg est consciente que tout écrit engage sa responsabilité d’auteur. Elle pratique avec persévérance l’art d’observer et nous donne à voir un monde en perpétuelle transformation. Chez elle, pas d’enflure, jamais. Pas de recherche de fioriture non plus. D’apitoiements encore moins. Cette femme auteur aime conduire son lecteur à réfléchir par lui-même et non lui apporter une réponse simpliste aux questions complexes qu’elle aborde. C’est pour cela qu’elle pratique une écriture sourcilleuse et dense. Pour cela, elle mène une enquête approfondie qui pourrait ressembler à celle d’une journaliste d’investigation. Dans ce cas, elle s’installe sur la frontière, dans une posture en surplomb et son roman est alors rédigé à la troisième personne. Mais elle adopte aussi la posture d’une psychologue qui écoute sans s’autoriser d’interpréter. Le « je » de Mélissa qui parle en son nom alterne alors avec le « tu » des personnes qu’elle côtoie et qui l’interpellent. Cette variation des pronoms donne à ce roman une composition originale, un style propre à Carole Zalberg qui joue avec la langue dans une inventivité de dentellière et procure à ce roman une musique empreinte d’une poignante poésie. Elle est une marginale de l’écriture qui adapte, à chaque récit, le style qui convient au sujet qu’elle traite.
Le prologue sert de déclencheur au roman. Dans celui-ci, nous décelons un subtil rappel de son ouvrage publié aux éditions du Chemin de fer, Des routes, illustré avec brio par Anne Gorouben.
Carole Zalberg ne s’identifie pas à son héroïne, Melissa. Elle tente juste de prendre son personnage au sérieux et d’analyser, à la bonne distance, un cheminement à la fois singulier et habituel chez les filles de son temps et de son milieu d’origine. Elle la ne juge pas, elle se contente de l’observer avec attention, sans jamais adopter vis-à-vis d’elle une attitude moralisatrice.
Ce récit permet au lecteur de mieux comprendre l’évolution du monde contemporain. Dans ce récit, le lecteur prend conscience à quel point se conformer à une norme sociale est tortueux. Son héroïne va se prendre au jeu des apparences, quitte à s’y perdre. Elle finira par dépister ce qui la paralyse, et mieux déjouer toutes ses fausses pistes. Mélissa réussira-t-elle pour autant à se frayer un chemin vers son désir d’être enfin elle-même ? Nous laisserons au lecteur la surprise de la découverte.
« Ramassant une poignée de sable, le nomade dit : “Voici ma vie”, puis de l’autre main, répétant le même geste : “Et voici ma mort”. Tout le reste est mirage », assure Edmond Jabès dans un entretien donné au journal Le Monde en 1991, intitulé L’Exilé.
Même si la mort de Mehdi ne cesse de hanter Mélissa, ce fatalisme, elle le refusera de toutes ses forces. Et si dans ce récit, que le lecteur peut situer dans les années mille neuf cent quatre-vingt, les modèles qui ont été les siens ne sont plus ceux auxquels elle a cru. Même si, depuis cette époque, les attitudes des femmes ont beaucoup évolué, le rôle de l’image a transformé notre vision de la réalité, et que nous arrivons à une époque où le lien social est grandement perturbé, où les jeunes ont de grandes difficultés à rêver, les circonstances actuelles obligent beaucoup de femmes à résister encore et à agir pour changer les mentalités auxquelles la doxa masculine voudrait nous cantonner. Nous désirons devenir des femmes libres de corps et d’esprit. Nous aspirons de toutes nos forces, par nos écrits et nos actes à devenir non plus des spectatrices passives de l’Histoire mais des actrices qui aspirent à changer le monde. Le dernier roman de Carole Zalberg, Tes ombres sur les talons, nous y invite avec une énergie farouche à nous relier aux autres humains et ne jamais, à aucun prix, ne renoncer à nos rêves.
Pierrette Epsztein
Carole Zalberg, née en 1965, vit à Paris. Elle a été secrétaire générale de la SDGL (La Société des Gens de Lettres) de 2014 à 2019. Romancière, elle collabore régulièrement à diverses revues, et écrit par ailleurs des chroniques littéraires, des chansons, travaille à plusieurs projets pour le cinéma et le théâtre, et anime des ateliers d’écriture pour différents publics et des rencontres avec des écrivains. Elle a été lauréate de plusieurs bourses pour la rédaction de certains de ses livres.
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