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Terre Fragile, Claire Fuller (par Sandrine-Jeanne Ferron)

Ecrit par Jeanne Ferron-Veillard 10.10.24 dans La Une Livres, Les Livres, Recensions, Iles britanniques, Roman, Stock

Terre Fragile, Claire Fuller, éd. Stock, Coll. La Cosmopolite, janvier 2024, trad. anglais, Mathilde Bach, 379 pages, 23 €

Edition: Stock

Terre Fragile, Claire Fuller (par Sandrine-Jeanne Ferron)

 

As-tu déjà ressenti cela, dans une librairie par exemple, la sensation qu’un livre t’observe plus qu’un autre, il t’attend ou te tend la main, et qu’il a ce pouvoir-là. De rendre le sol instable au point de te faire chavirer. Il a un message pour toi. Parce que justement celui-ci, tu ne l’as pas choisi. Ton existence interceptée par une autre existence. Et la confiance que l’acte de lire amplifie. Terre Fragile est venu à moi avant sa parution. C’est un bouquiniste qui me l’a offert, l’éditeur le lui a adressé mais il m’avoue qu’il n’a plus le temps de lire. Ce sont les épreuves non corrigées, trente-cinq chapitres, la couverture encore blanche, la quatrième de couverture non rédigée. Claire Fuller. Lire en français un roman traduit de l’anglais, je refuse poliment. Un roman inédit puisque hormis le cercle de l’obstétrique du livre, je suis la seule à pouvoir le lire. Je parcours la page des remerciements et c’est la voix de l’auteure qui me séduit. Un livre ne se refuse pas, même poliment. J’accepte.

Le roman est discret, modeste, un peu indécis, un peu lent à s’incarner. Trois-cents pages pour s’implanter, les soixante-dix-neuf dernières pages sont pour l’intrigue. Mais ne te méprends pas, l’auteure sait manier les atmosphères, show, do not tell, elle connaît les strates qui définissent une scène pour que tu puisses en sentir la plus infime aspérité. Son cadre, l’introduction du « conflit », l’imprévu, l’action, la crise et son dénouement (set up, inciting incident, turning point, rising action, climax and denouement). La technique et ses vibrations. Ce qui anime chaque personnage, les espaces entre ses réactions et ses comportements. Ce qu’ils font, ce qu’ils disent, ce qu’ils sont. Jeanie Seeder, Julius, son frère jumeau, Dot, leur mère, Maude, la chienne, les autres, et toi entre. L’auteure te laisse de la place pour te permettre la lecture, tu le sais, tu ne lis pas avec tes yeux, tu lis avec ta mémoire, ton histoire en bandoulière. La place que l’auteure octroie à chacun à l’intérieur du roman, comme dans une maison où elle t’invite à séjourner, tu disposes d’assez d’espace pour déposer tes affaires. Des meubles massifs, un amoncellement de matières sélectionnées comme dans l’atelier d’un peintre où chaque élément sera absorbé tôt ou tard par la toile. Il y a de la neige aussi dans le jardin, des noms pour chaque espèce pour s’assurer qu’aucune ne disparaîtra.

Claire Fuller dessine, elle connaît les habitants du sol, et le terrain n’est solide qu’en dehors de la maison. La maison est un cottage, en Angleterre. Ce sont des murs creux et mous, mous comme les lits dont on ne se relève plus, moelleux comme des coussins sous lesquels on étouffe, et dans les tiroirs il y a des objets pour chaque époque de la vie. « Ce sont des gens, des souvenirs, pas juste des objets ». Les objets qui tiennent. Des ressorts qui grincent, des fenêtres brisées, des portes comme autant de « pourquoi » en embuscade. Les choix des personnages. Mais plus personne ne sait pourquoi. La mère est morte, ce matin, ou était-ce le soir, il y a son corps entre les murs et ce qu’elle a laissé à ses enfants. Des enfants de plus de cinquante ans qui habitent sur le même sol, sous le même toit. Dans la boîte en métal, il n’y a pas assez de pièces, il n’y a plus de billets, il n’y a plus d’amour, il n’y a plus de confiance, il y a si peu de présence. Il faut boire l’eau chaude pour tromper la faim. Les objets chutent en cascade. Pour un qui tombe, ce sont tous les autres qui meurent dès qu’ils ne sont plus manipulés. Non. Ils ne meurent pas, ils chutent. Ils sont détruits. Jeanie et Julius dégringolent, Maude où est-elle, la maison s’enfonce, il n’y a plus personne pour maintenir les murs vivants.

L’emprise. L’amour toxique, les deux mots ensemble. La marge. Les secrets. La résilience. Tous les romans le sont, résilients.

La déchéance sociale, oui bien sûr, Terre Fragile pourrait être résumé ainsi mais ce serait en réduire sa portée. Terre Fragile n’est pas un roman de style, ni une épopée, mais un portrait, une peinture fine des stratégies que chacun déploie pour ne pas souffrir. Comment chacun se déplie en fonction de son tempérament, son histoire et son environnement. Terre Fragile vient s’ajouter à l’immense mémoire universelle, celle dans laquelle toi comme moi, nous piochons lorsque nous lisons. Nos tactiques et leurs infinies diversités. Nos hontes inavouables. Les livres les conservent. Pour que le pire d’entre nous puisse être absout, lavé de ses fautes. Pour que le meilleur d’entre nous soit une voix reconnaissable entre toutes. La rédemption bien plus que la résilience. La voie selon laquelle l’ensemble des histoires humaines s’agglomèrent et s’ajoutent. À la tienne, à la mienne. Il faut donc des livres pour déployer le réel au plus grand nombre, l’autoriser à être véritable. La solidité du véritable. Le véridique advient par et pour lui-même. Quant à certifier que tel ou tel livre a plus de valeur qu’un autre, je m’en tiens à sa persistance et sa densité. À ce qu’il a modifié dans mon existence. Lorsqu’il a su me prendre la main, m’emmener dans son histoire, même la plus simple, puis installer l’atmosphère pour permettre la rémanence.

Chère Claire, votre détective Alisha Kapoor, est-ce là un clin d’œil à l’artiste sculpteur, Anish Kapoor ?

 

Sandrine-Jeanne Ferron

 

Lire ou relire : La poétique de l’espace,(de Bachelard)

Voir ou revoir : Anatomie d’une chute (de Justine Triet, 2023) ; Moi, Daniel Blake (de Ken Loach, 2016)

 

Claire Fuller, romancière, est née en 1967, à Oxfordshire en Angleterre. Elle a d’abord étudié la sculpture. Une carrière dans le marketing, elle travaille de nombreuses années comme directrice marketing ; elle commence à écrire à quarante ans, et remporte en 2015 le Prix Desmond Elliott, pour son premier roman, Our Endless Numbered Days. Unsettled Ground, son quatrième roman, est publié dans quatorze pays, et remporte le Costa Novel Award. Elle vit près de Winchester, en Angleterre.



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A propos du rédacteur

Jeanne Ferron-Veillard

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Jeanne Ferron-Veillard naît le 16 septembre 1975, à Lorient. Grandit en Bretagne puis à Albi. A l’âge des grandes mutations, part sur Paris : pensionnaire à l’école de La Légion d’Honneur. Les études ? Niveau licence, quelques souvenirs en Lettres Modernes. Puis ce sera l’Angleterre où elle restera quatre années. Retour en France, entre autres responsable d’une très jolie librairie à Paris. Petit tour de France puis du monde, lit, écrit et vit depuis au même endroit incognito.