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Terra Incognita, Une histoire de l’ignorance, Alain Corbin (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 11.11.20 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Albin Michel, Essais

Terra Incognita, Une histoire de l’ignorance, février 2020, 282 pages, 21,90 €

Ecrivain(s): Alain Corbin Edition: Albin Michel

Terra Incognita, Une histoire de l’ignorance, Alain Corbin (par Gilles Banderier)

 

Au VIIe livre de son Histoire naturelle, Pline l’Ancien a formulé le problème en des termes définitifs et qui traverseront les siècles : l’être humain est dépourvu de tous les moyens d’attaque et de défense dont disposent les autres animaux. Il n’a ni griffes, ni rostre, ni carapace, ni même les tentacules urticants de la plus modeste des méduses (qui n’ont pourtant ni cerveau, ni cœur). Il ne possède pas non plus de véritable instinct, de sorte que chaque génération doit laborieusement tout réapprendre. De là le langage, d’abord oral, ensuite écrit, seul moyen de transmettre l’expérience de nos prédécesseurs. Et ce qui vaut pour l’individu vaut pour le genre humain en entier. Au début étaient l’ignorance et donc la peur, semblables à un océan qui recouvrait tout. Puis, petit à petit, des îlots émergèrent, qui devinrent des îles, parfois reliées entre elles par des isthmes. L’espèce humaine avait appris et elle se souvenait. Elle ne sait pas encore tout (serait-ce seulement possible ?), mais – à condition qu’elle ait la sagesse de les conserver – elle dispose des trésors de savoir accumulés au long des siècles dans les bibliothèques.

Il est fascinant d’observer comment, petit à petit, l’ignorance s’est retirée, telle la mer à marée basse. Mais le processus n’alla pas sans secousses, car le rapport de l’être humain à la science et à l’ignorance est complexe, voire, dans plus d’un cas, pervers. Certains pionniers laissèrent leur santé physique et mentale en voulant imposer une idée que chacun finira par juger évidente (ainsi Semmelweis, qui osa suggérer au personnel médical de se laver régulièrement les mains).

L’essai d’Alain Corbin ne s’intéresse pas au corps humain, mais à la connaissance de notre planète. Aujourd’hui, rien à sa surface n’échappe à l’œil panoptique des satellites grouillant sur leurs orbites basses. Mais des lacunes demeurent. Nous connaissons mieux la surface de la lune que le fond des océans. Ces lacunes étaient encore plus étendues par le passé. Un premier problème à affronter fut la lenteur des communications : il fallut un mois pour que les journaux européens se fissent l’écho du séisme de Lisbonne (1755). Un autre problème était d’ordre épistémologique : comment passer, pour la géologie et la météorologie, par exemple, d’observations locales à un modèle global ? Montaigne avait déjà entrevu la difficulté : « Quand les vignes gelent en mon village, mon prebstre en argumente l’ire de Dieu sur la race humaine, et juge que la pepie en tienne des-jà les Cannibales. […] À qui il gresle sur la teste, tout l’hemisphere semble estre en tempeste et orage. […] Mais qui se presente, comme dans un tableau, cette grande image de nostre mere nature en son entiere magesté ; qui lit en son visage une si generale et constante varieté ; […] celuy-là seul estime les choses selon leur juste grandeur » (I, 26). Les XVIIIe et XIXe siècles virent s’accomplir d’immenses progrès, que la littérature n’a pas ignorés. C’est un des grands mérites d’Alain Corbin, de montrer ce lien à travers les textes de Flaubert (l’ignorance encyclopédique de Bouvard et Pécuchet), Hugo, et surtout « l’immense monument que constitue l’œuvre de Jules Verne » (p.212). L’auteur de Vingt mille lieues sous les mers accomplit un ample travail de vulgarisation scientifique auprès des lecteurs, car le XIXe siècle fut aussi l’âge d’or de l’éducation populaire. Et aujourd’hui ? serait-on tenté de demander perfidement, car on entrevoit déjà la désespérante réponse. Jamais les connaissances n’ont été aussi abondantes, jamais l’accès à cette information pléthorique n’a été aussi facile depuis chez soi. Pourtant, la bêtise s’étend sur le monde, car la connaissance n’est pas l’intelligence et l’intelligence n’est pas la sagesse. La comparaison océanique employée plus haut fonctionne dans les deux sens : la marée haute de l’ignorance peut très bien engloutir à nouveau l’humanité et la transformer en une tribu de primates équipés de smartphones.

 

Gilles Banderier

 

Pionnier de l’histoire des représentations, des sensibilités et du corps, Alain Corbin (né en 1936) est l’auteur de : Miasme et la jonquille Territoire du vide Village des cannibales

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A propos de l'écrivain

Alain Corbin

 

Alain Corbin est un historien français spécialiste du XIXe siècle en France. Il est né le 12 janvier 1936. Etudiant à l’université de Caen il a notamment comme professeur Pierre Vidal-Naquet. Il devient Professeur à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il travaille sur l’histoire sociale et l’histoire des représentations. Il a écrit de nombreux ouvrages dont Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot, sur les traces d’un inconnu, 1798-1876 (1998), biographie d’un sabotier inconnu choisi au hasard dans les archives de l’Orne. Ce travail s’inscrit dans le concept de la micro-histoire. Alain Corbin est considéré comme l’historien des émotions et du sensible. Par ailleurs, il a travaillé sur le désir masculin de prostitution (Les Filles de noce, 1978), l’odorat et l’imaginaire social (Le Miasme et la Jonquille, 1982), l’homme et son rapport au rivage (Le Territoire du vide, 1990), le paysage sonore dans les campagnes françaises du XIXe siècle (Les Cloches de la terre, 1994) et la création des vacances (L’Avènement des loisirs, 1996).

A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).