Tel Quel (par Jean-Paul Gavard-Perret)
Que Monsieur Songe le sache, moi aussi je m’étiole. Est-ce risquer l’indécence que l’affirmer ? De le dire je ne tire aucun bénéfice évident. Je refuse simplement l’autocensure ou la sublimation. Je cherche juste à déchiffrer quelques liens logiques, d’établir des hypothèses voire de découvrir quel problème je devrais me poser plutôt que de touiller ma marinade marinellienne et tinorossinnante constituée de sensations et de sentiments plus ou moins douteux. Sachez toutefois qu’il existe chez moi ni le goût du drame ni celui d’interprétations globalisantes qui reconduiraient aux apories d’un toposromantique.
Certes mon inquiétude ne me quittera pas, comme en témoignent tous les brouillons que j’ai torchés jusque-là pour étancher mes foirades en croyant que chacun d’eux pourrait encore toujours (ou perpétuellement) faire de moi écrivain. Chaque fois je reprends à zéro d’inconduite les chemins déjà parcourus en des parodies de sermons sur la montagne (puisque j’y habite depuis 70 ans). Ils n’ont jamais levé la moindre obscurité. Et dans leur avalanche je me laisse avaler d’autant qu’avec le temps mes find du moi sont difficiles.
Il faut que je l’accepte : je suis simple d’esprit. Cela ne date pas d’hier. Devenu l’hôte un peu à part de ma propre pension, je la dirige en tant que narrateur en rateur de nanard. Par tout un rapport à l’imaginaire celui-ci peut croire s’exprimer. Mais c’est une farce obscène que je travaille en réduction, expansion, reformulation ou déplacement. Bref je suis dactylographe de milliers de feuillets parfaitement inutiles.
Depuis le temps, je n’ai pas encore trouvé une phrase qui tienne vraiment la route et retienne un ensemble. Certains scribouillards ont l’écriture à l’estomac, d’autres dans l’étalon. Pour ma part je m’avoine jusqu’au soir afin de m’entendre parler. Mais cela rend ma bouche pâteuse. Plus besoin en conséquence de phrases nourrissantes.
J’en n’ai pas trouvé pour effacer les larmes ou faire plier de rire. Nul segment syntaxique qui veuille tout dire – je veux dire pas grand-chose. Voire rien. Les chats peuvent bien crever, les crétins jouir et les confitures confire : nulle panacée m’est propice. Ecrire revient à désherber mon jardin chauve à l’intérieur de ma tête, attendre quelques visites sans espérer pour autant voir s’ouvrir tout grand l’empire du Japon.
Je me donne pourtant de la peine. Je gomme des péripéties selon une certaine axiologie comme écrivent les cuistres. Avant de commencer j’espère la phrase ironique qui comme chez Beckett créerait de l’espérance au cœur de l’agonie. Visiblement j’en suis incapable. Tout ce que je fais est de l’ordre du grabat. J’ai beau me préparer en buvant un bol de Ricoré (du Nord) rien ne sort. Sinon ce pissat, ce fumier. En ce désastre, je ne peux même pas prétexter avoir mes règles (prouve que l’écriture est bien sexuée).
Ecrire n’a donc pour résultat que le maintien de ma matérialité de viande et conduit à effacer mon psychisme – du moins ce qu’il en reste – du Livre. Le mien restera inachevé. Et il faudrait d’ailleurs que je songe à le commencer en prenant tagada et soin en élimant toute dimension narrative qui rameuterait ma fraise.
Ecrire m’assomme tellement que mes alignements d’une vacuité crasse ont pour seul mérite de m’endormir jusqu’au lendemain matin. Raccourci ou allongé le pensum garde le même effet : il ne me rapproche pas du signifiant mais du sommeil dans l’acte minimaliste d’assembler les mots, de corriger, de reprendre, de redire.
Chaque nouveau texte est plus inachevé que le précédent. Mais c’est sans doute ce qui permet à mon « discours » de poursuivre, à ma poursuite de discourir. Croyant gommer les contours du récit et prétendre à devenir un moraliste qui transforme un texte en maxime je reste béant, insuffisant en ma stratégie de négociation avec le néant.
Seule la suppression de ce que j’écris est vraiment signifiante. Je peux alors remarquer mes qualités d’observation, d’ironie et d’humour. Existe donc en creux ma comédie humaine. Celle qui s’accompagne et surtout s’accommode du gommage non seulement de toute référence topographique et toponymique mais du texte lui-même.
Cela évite les coordonnées trop précises de l’espace et du temps, les épiphénomènes et autres plaisanteries épiphaniques. En chaque fin de partie, tel un bouliste, je baise le cul de Fanny. Mais cela évite aussi tout ennui que la notoriété induit. Rien ne m’empêche de forniquer avec Pépette. C’est avec l’écriture ma plus vieille conquête. Mais elle ne trouve chez moi aucune trace événementielle autobiographique. En amour comme en écriture je cultive la discrétion.
Déchirant tout, je ne peux même pas affirmer que je recentre mon écriture sur la question du langage. En ce sens ma distinction n’en manque pas. Ce qui déridera ceux que Derrida dont tel un bucheron les plaisanteries de derrière les fagots, assomme. Je ne suis pas de ceux qui écrivent dans une manière déjà explorée par les arpenteurs célèbres et souvent autant communistes que germanopratins.
Ce que j’écris reste une suite de chutes en corbeilles à papier. Preuve que, en dépit de ce que j’affirme, je ne manque pas de cohérence défaite et narrative et que je ne suis pas de ces volatiles à plume qui sautent du coq à l’âme pour se faire ange. Ces chers urbains pratiquent des liaisons obliques auxquelles je n’ai jamais rien compris.
Chacun a donc désormais connaissance de ma volonté délibérée de rupture avec les codes romanesques. Je privilégie la continuité de la biffure à la varietasdes effets de surprise. La longueur de mes développements reste la marque de mon inanité. Elle restera ma marque de fabrique. Je l’écris vite, le plus vite possible en prenant soin de ne pas élargir la moindre focale.
Tout ce qui m’intéresse est d’écouter, en travaillant, des chansons démodées sur Radio Nostalgie. Plus je les entends plus j’approfondis mon vide jusqu’à le ressentir. Il me creuse tellement que je me fais le devoir, l’écrivant, de ne rien en dire. En ce sens je surprends toujours les lecteurs de mes livres qui n’existent pas mais dont je choisis la voix et le rythme.
Dans la vie je bafouille, je fistule. Etant un bambrelet, enfant de la fulgine avec ma trombine à gnon j’égraine dans l’inutile. Que demander de plus ? Le pli est pris et rien ne pourra éviter le ratage. Je ne cesse de l’ébaucher. C’est l’hapax de mon travail et sa grande césure. Un telle écriture à la fois favorise les rapprochements et peut se comprendre aussi comme la manifestation d’un refus de toute dialectique. J’évite l’asphyxie, la bronchiolite des élites et leurs petits sifflets.
Ecrire comme je fais permet de respirer un peu plus au sein de mes fissures. A bon auteur, Salut ! Qu’il aère lui aussi son texte en pratiquant des blancs saints. C’est se donner la seule possibilité de comprendre les impossibilités d’écrire. Le contenu d’un tel savoir, seules les grandes femmes et les grands hommes le visitent la nuit. Les autres sont des imbéciles qui se prennent pour des prophétiques dont les paroles seraient gravées dans leur mémoire depuis l’enfance. Dès lors ânonnant ils se tournent les Proust.
C’est une plaisanterie dont la forme relève moins de la glose biblique, du sermon, du catalogue imaginaire, du journal intime, du théâtre que du glouglou ou du gargouillis. De tels auteurs appellent à la rescousse des visions sous prétexte qu’ils n’ont pas appris à faire leur lit et raturent. Pas question pour eux de s’endormir le soir tel que je le fais. A savoir comme un roi. Ou une brute. Celle qui écrit par une inadvertance notoire et dans l’esprit transitoire. Cela permet de vivre une éternité provisoire de raté ou d’enfant qui a toujours trop bu. Sous le signe du sommeil ce qui me reste de raison engendre les monstres. Qu’on se rassure : à peine écrits ils finissent au panier.
Jean-Paul Gavard-Perret
- Vu : 1996