Tarédant Sous protectorat, Ami Bouganim
Tarédant Sous protectorat, Matanel Foundation Avant-Propos, novembre 2015, 269 pages, 20,95 €
Ecrivain(s): Ami Bouganim
Tarédant est une ville imaginaire, à la fois détachée du Maroc et rattachée à ce pays, où vit une population juive en exil – physique et moral –, et de ce fait, aux traditions particulières, à la fois sur et sous-cultivée, « partagée » en deux clients principaux : les courtiers et les aliénés, chacun pouvant échanger avec l’autre avec facilité, en fonction de l’humeur des habitants qui se joue au gré des vents.
Ceux-ci, gouvernés par un prince de retour de contrées plus ou moins lointaines, se défient en joutes oratoires pouvant atteindre – et même dépasser – vingt heures : « L’entrevue entre les deux personnages dura environ vingt-quatre heures. Ils échangèrent des invectives dans la meilleure des traditions rédanaises et il va sans dire que celles de Brave-Vent – le prince – l’emportèrent par leur richesse, leur verdeur et leur pertinence sur celles, plutôt mièvres du médecin. Puis ils se provoquèrent en toutes les langues qui se pratiquaient sur la presqu’île, retenus l’un et l’autre par les riverains de la pointe scandalisés par le sans-gêne grec de l’un et la morgue gauloise de l’autre. Puis ils livrèrent tous les duels qui se pratiquaient dans le monde pour éviter de s’entretuer. Puis ils ouvrirent une mémorable bataille de cartes qui se termina par la ruine du médecin et son endettement » (p.24).
« Le médecin se rétablit à temps pour honorer de sa présence la première assemblée publique au cours de laquelle Brave-Vent présenta son programme politique pour le prochain siècle. Il savait de source sûre que les Français n’allaient pas tarder à se déployer à Tarédant et à nommer un résident qui cumulerait tous les pouvoirs » (p.28).
Le vent, force principale, et peut-être même principal « dieu », incline les humeurs et les pensées de la population de cette terre, passée tour à tour entre autres sous domination allemande, anglaise et française. Fantasque, aliénée, la population a deux « chefs », le prince Brave-Vent et un chef spirituel Rabbi Menkor, dont la lignée a donné naissance à la religion menkorienne.
Brave-Vent, de la lignée des Abravanel, de retour se met « (…) à asséner des claques amicales sur les dos voûtés par deux mille ans d’exil et à répandre ses promesses politiques. Il était revenu pour éclairer la ville, réformer les mœurs, proposer de nouveaux traitements médicaux, hâter le processus menkorien d’aliénation, remettre à leur place les notables de Mogador qui avaient obtenu du makhzen de mettre Tarédant en quarantaine pour une décennie sinon un siècle (…) » (p.14).
Chaque personnage a un surnom qui résume sa fonction.
Sur cette terre aux mœurs curieuses, la puissance coloniale souhaite créer une station balnéaire, et développe l’électricité. Deux clans s’opposent et se conjuguent, en fonction des circonstances : les cerclistes et les clubistes : « Les clubistes qui s’étaient mis ces dernières années, bon gré, mal gré, à baragouiner le français, étaient dans tous leurs états. (…) mais never ! never ! (…) ils ne mettraient leur progéniture aux bancs de l’école publique, laïque et populaire. (…) Les cerclistes réitéraient, malgré leur adoption du béret, de la baguette et des boules, leur opposition à toute scolarisation » (p.38-39).
On y rencontre au détour d’une page Albert Cohen aussi bien que Mangeclous, l’un de ses personnages : « Le personnage abondait en solutions pour tous les problèmes de Tarédant. Il proposait de créer un canal pour séparer la presqu’île du continent ; d’ouvrir des conserveries de sauterelles et de serpents ; d’accomplir, toujours contre des honoraires symboliques versés à un compte bancaire en Suisse, les démarches nécessaires auprès de la Société des Nations pour classer Tarédant principauté au patrimoine de l’humanité » (p.229).
Les phrases sont longues, suivant la logorrhée verbale des personnages et du narrateur et le débit de parole échevelé suit le rythme du vent qui s’apaise et reprend.
Le temps, en ces lieux, s’étire : « Les Français gouvernaient le Maroc par comités interposés. En revanche, le nom du septième membre suscita des remous, que Pince-sans-Rire, investi des pleins pouvoirs policiers, ne réussit pas à calmer. Brave-Vent nommait Warse-le-Fourbe ministre de l’Education, de la Musique et des Bonnes Manières, avec mission de soumettre au cabinet, dans un délai de dix ans, un projet d’école prenant en considération les dogmes du judaïsme, les traditions testamentaires de Tarédant, la sensibilité menkorienne de ses habitants, leur multilinguisme et tous les hasards et nécessités de la procréation » (p.37).
En passant, un petit coup de griffe rappelle le caractère bigarré de cette population élue : « Notre sainte communauté est composée des descendants de la secte de Koré, poursuivis par les Lévites de Moïse jusqu’à l’île aux Fantasmes ; des descendants des prisonniers de guerre déportés par les Philistins ; des descendants des rameurs épuisés, largués sur nos côtes par les Phéniciens ; des descendants des prophètes déportés par les Assyriens ; des survivants des dix tribus perdues authentifiées au carbone ; des héritiers des dignitaires du Premier exil, des zélotes du Deuxième, des disciples de sages du Troisième, des illuminés du Quatrième, etc. ; des descendants des expulsés de France, d’Angleterre, d’Espagne, du Portugal et, comme vous pouvez le constater par vous-même, de Chine. Une merveilleuse réserve d’exilés (…) » (p.134).
Farce, satire savoureuse des genres et des époques ainsi que des genres littéraires, ce livre inclassable et volubile excelle dans l’art du mélange et aborde des sujets graves et contemporains sous le masque de la dérision.
Anne Morin
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