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Tant de choses à savoir, Comment maîtriser l’information à l’époque moderne, Ann Blair (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier le 26.08.20 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Tant de choses à savoir, Comment maîtriser l’information à l’époque moderne, Ann Blair, Seuil, Coll. L’univers historique, mars 2020, préface Roger Chartier, trad. anglais Bernard Krespine, 496 pages, 25 €

Tant de choses à savoir, Comment maîtriser l’information à l’époque moderne, Ann Blair (par Gilles Banderier)

 

Le 5 décembre 2003, Arthur C. Clarke – à la fois grand écrivain et inventeur du satellite géostationnaire, qui révolutionna les télécommunications – déclarait dans un entretien à One World South Asia : « There are many who are genuinely alarmed by the immense amount of information available to us through the Internet, television and other media. To them, I can offer little consolation other than to suggest that they put themselves in the place of their ancestors at the time the printing press was invented. “My God”, they cried, “now there could be as many as a thousand books. How will we ever read them all ?”. Strangely, as history has shown, our species survived that earlier deluge of information, and some say, even advanced because of it ».

La citation pourrait servir d’épigraphe à l’excellent livre d’Ann Blair, où elle montre comment l’humanité a cherché (et peut-être échoué, mais c’est un autre débat) à maîtriser un double phénomène : d’une part, un volume sans cesse croissant d’informations ; d’autre part les changements apportés aux supports matériels de ces informations.

En un temps relativement bref, l’espèce humaine – la seule à disposer d’un langage écrit – est passée des tablettes de pierre ou d’argile aux rouleaux de papyrus ou de parchemin, puis au livre manuscrit ou imprimé, sur parchemin ou sur papier et, à présent, au traitement de texte informatisé qui – ainsi qu’on l’a fait remarquer – marque un retour au rouleau écrit d’un seul côté, se lisant de haut en bas. Comment s’orientait-on, durant l’Antiquité, dans une bibliothèque conservant des milliers de rouleaux ? Si on les imagine bien entreposés horizontalement comme des bouteilles de vin dans une cave, où inscrivait-on les titres des œuvres ? Une fois en possession du ou des rouleaux demandés, comment le lecteur s’y prenait-il pour retrouver un passage précis ? Et comment faisait-il ensuite pour le citer ? L’apparition du livre tel que nous le connaissons, qui coïncide avec la naissance du christianisme, rendit les rouleaux obsolètes. Plus faciles à manipuler, les livres furent dotés d’outils insérés autour du texte, permettant d’y circuler facilement, comme les index, les rubriques, les tables des matières et les numéros de pages ; des outils tellement banals qu’on oublie qu’il a bien fallu que quelqu’un les invente un jour. Néanmoins, copier des livres représenta pendant des siècles une besogne fastidieuse. Ce n’est pas tant l’imprimerie à caractères mobiles qui provoqua leur essor, que l’avènement d’un support particulier, le papier. La multiplication des livres s’accompagna d’autres phénomènes. Même si les remarques de Platon dans le Phèdredemeurent troublantes (les druides avaient besoin de vingt années d’étude pour assimiler leur culture, exclusivement orale, qui disparut avec eux), plus aucune mémoire humaine ne pouvait absorber, manipuler et transmettre le contenu de milliers de livres. D’où l’apparition d’autres outils, certains devenus classiques, comme les recueils de citations (la mère de Proust tenait des cahiers d’extraits, qui viennent d’être publiés) ; d’autres originaux et construits à peu d’exemplaires, telle « l’armoire littéraire » (p.130). On vit également apparaître des livres se proposant de récapituler les connaissances acquises, comme les encyclopédies modernes ou leurs ancêtres. Lorsque Montaigne passa à Bâle, il rencontra « celuy qui a fait le Theatrum » (Journal de voyage, éd. F. Rigolot, p.15). Il ne le désigna que par cette périphrase, car chacun savait alors qui était Theodor Zwinger, l’auteur du Theatrum vitae humanae, paru pour la première fois à Bâle en 1565 et réimprimé jusqu’en 1707 ; somme profuse qui influença Francis Bacon, Comenius et Leibniz. Il existe une phylogénie de la connaissance, bien que certaines pratiques soient de tous les temps (tel le recours à des étudiants-esclaves, p.142-143). La fiche bristol, qui permit de réaliser de grands dictionnaires (comme celui d’Oxford ou les Thesaurus des langues grecque et latine) a pour ancêtre modeste la carte à jouer, au dos de laquelle on écrivait, comme Rousseau le fit. La Bibliothèque publique et universitaire de Genève conserve les 35.000 cartes sur lesquelles Georges-Louis Le Sage (1724-1803) nota ce qu’il estimait bon de noter. De nos jours, une partie de la matérialité savante a disparu, remplacée par l’abstraction informatique. A disparu également (en même temps ?) l’enthousiasme dont les hommes des temps classiques faisaient preuve devant les trésors de savoir accumulés. Jamais autant de connaissances n’a été disponible et ne l’a été aussi aisément qu’aujourd’hui. Mais, quel que soit le regard béat que l’on porte sur les « nouvelles technologies de l’information », le réseau Internet apparaît comme un consternant fouillis, d’un niveau d’ensemble terriblement bas, et les réseaux dits « sociaux » comme des machines à perdre du temps.

Il existe à travers les siècles, en dépit des différences individuelles, un sentiment de solidarité entre érudits et savants, car tous sont confrontés aux mêmes difficultés et à la même incompréhension (initiale ou pérenne). De manière notable, et on doit l’en féliciter, Ann Blair n’a pas limité ses analyses à l’Europe. Dans une perspective comparatiste bien venue, elle évoque les mondes musulman et chinois (les dimensions des grandes encyclopédies, dans l’Empire du milieu, étaient impressionnantes, p.47-48). Ann Blair ignore étrangement le monde juif en général et l’univers des talmudistes en particulier, qui eût fourni des rapprochements intéressants (sur la lecture en binôme, p.141-142, ou la manière de combattre la fatigue, p.272).

Demeure un problème poignant, auquel nul n’échappe, Internet ou non : les limitations de la vie humaine. Même en se montrant parcimonieux dans l’usage de son temps, on ne lira qu’une fraction infime de ce qui mérite d’être lu et on ne s’intéressera qu’à une province dérisoire de la connaissance. Plus personne ne peut, comme le pouvait encore Peiresc au XVIIe siècle (ce n’est après tout pas si loin) effectuer, depuis un village de Provence, des découvertes majeures dans des disciplines aussi éloignées que l’astronomie et l’égyptologie.

 

Gilles Banderier

 

Ann Blair est professeur d’histoire à l’université de Harvard.

 

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A propos du rédacteur

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).