Survivre, Frederika Amalia Finkelstein
Survivre, août 2017, 144 pages, 14 €
Ecrivain(s): Frederika Amalia Finkelstein Edition: L'Arpenteur (Gallimard)
« Je fais ce cauchemar de façon régulière depuis que j’ai vu la photographie sordide de la fosse du Bataclan. Quand je revois les corps troués, déchiquetés, abandonnés dans des positions humiliantes, quand je revois cette boucherie dans ma mémoire : j’ai la haine. Quand je revois le sang répandu sur le sol, un goût métallique, c’est comme si j’avais ce sang dans ma bouche, c’est comme si leur sang était mon sang, et de nouveau j’ai la haine ».
Survivre est un roman étourdissant, éblouissant, âpre, troublant, saisissant par sa force, sa rage, sa composition, un roman à l’écoute des morts. Ceux du Bataclan hantent ce roman inouï, comme ceux du 11 septembre nourrissaient celui tout aussi exceptionnel de Don DeLillo (1). Ces morts anonymes, puis identifiés, ces ombres transpercées, visages effondrés, ces corps mutilés, cette jeunesse sacrifiée, cette terreur qui s’immisce dans chaque regard, entre chaque page, font trembler Survivre, comme nous avons tremblé la nuit de ce crime contre nature, contre la vie, la pensée et la joie.
Survivre est un roman brillamment composé, comme le dirait un écrivain Girondin, composé avec la saveur de la jeunesse d’écrivain et le savoir de tous les livres lus par l’auteur, cette mémoire indestructible, cette mémoire perpétuelle de milliers de pages qui résistent au temps et aux assassins. Survivre lorsque l’on a l’âge de Rimbaud dansant dans les rues de Paris, survivre en poésie contre l’horreur, les cauchemars, les voix et les corps des morts qui vous hantent n’est pas une mince affaire, mais l’écrivain possède des armes secrètes, qui parfois du désastre le sauvent. Survivre face à l’ignominie qui se répand tel un virus mortel sur les écrans et les tablettes, survivre à la douleur et aux doutes, à l’intranquillité de la jeunesse, à la haine, ce roman exceptionnel en porte les signes et les traces, et son art romanesque en est l’âme bouleversée et bouleversante.
« J’étais désormais à l’épicentre de la tuerie. Mes pieds touchaient le même trottoir que celui foulé par les assassins. Depuis novembre, chaque fois que je me retrouve devant cette salle, je ressens un mélange de terreur et d’excitation morbide : je revis la nuit noire ; la nuit du basculement ».
Survivre à la terreur, au monde qui s’enflamme, aux crimes qui terrorisent, aux cris et aux pleurs, survivre à l’absence, aux visages crucifiés, aux corps morcelés, aux noms oubliés. Frederika Amalia Finkelstein accomplit ce basculement, traverse cette nuit noire, et écrit son basculement. Son roman porte haut l’art littéraire du saisissement, de l’effroi, du trouble et du doute, même si à son âge on n’est jamais très sérieux, elle a pour elle d’avoir dû et su composer avec la terreur, celle qui ne cesse de la suivre à la trace, de composer avec la généralisation planétaire du terrorisme, les tueries de masse et les assassinats filmés, avec la mise en images mouvantes de la mort (2), visibles simultanément sur la terre entière et sur l’écran de son téléphone portable. Alors, il a fallu composer et écrire, dans l’urgence, pour éviter la chute, écrire, le mieux possible, le plus justement, le plus précisément avant la fuite, avant le départ et l’envol vers le bout du monde.
« Ce matin, dans la rue, j’ai voulu jeter mon téléphone : l’envie m’a pris de le fracasser contre le trottoir. Rompre la corde invisible que j’ai autour du cou. Renoncer aux objets. Renoncer aux réseaux. Partir. Recommencer. Mais pas en tuant, pas en massacrant, pas en crachant de la haine. Ce n’est pas le courage qui vous donne le culot de vous suicider au milieu d’une foule ou dans sa propre chambre, au milieu de vieux jouets. Ce n’est pas le courage. C’est la peur. La peur de l’amour. La peur de la joie. C’est cela même qui nous menace : la peur d’être vivant ».
Frederika Amalia Finkelstein poursuit avec un talent rare son récit romanesque des tragédies du monde, du monde qu’elle voit, qui en permanence se rappelle à elle, elle écoute ces voix – Dante n’est pas très loin – et elle écrit. Son style, sa manière, son art précis de la composition, du trait, du détail, sa langue graniteuse, rugueuse, cette langue unique, immédiatement reconnaissable éclatait déjà dans son précédent et premier roman : Les glissements perpétuels de ma mémoire ont suffi à me surprendre, à me faire voir que le temps revient sans cesse, au point que je ne sais plus qui je suis, ce qui est probablement une chance car j’aurais eu du mal à croire à ce que l’on nomme l’identité (L’oubli). Elle sait tout du rythme, de la violence des phrases, de l’uppercut de la langue – le français est la langue des écrivains qui savent esquiver et frapper –, de l’absolu nécessité d’écrire contre l’oubli, contre l’oubli des noms des Juifs d’Europe, des victimes de l’attentat terroriste islamiste du Bataclan, des morts qui s’ajoutent aux morts, et ainsi de suite, comme une litanie terrifiante. Alors, il y a la littérature – la Beauté d’une phrase sauve du désastre –, l’art romanesque, qui donne à voir une ouverture, un passage, un chemin, autre que celui qui s’affiche jour et nuit sur les écrans des téléphones connectés à l’horreur planétaire. La jeunesse éperdue n’est jamais perdue, elle sait qu’elle peut compter sur les poètes pour la sauver – Nuit de juin ! Dix-sept ans ! – On se laisse griser. La sève est du champagne qui vous monte à la tête… (3) – les livres sont là, plus que jamais vivants, Survivre est de ceux-là.
Philippe Chauché
(1) L’Homme qui tombe, traduit de l’américain par Marianne Véron, Actes Sud
(2) L’occasion de lire ou de relire Daech, le cinéma et la mort, Jean-Louis Comolli, Verdier
(3) Roman, Poésies, Arthur Rimbaud, La Pléiade (édition d’Antoine Adam), Gallimard
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