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Sur une phrase de Stendhal - Histoire fugitive (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham 10.06.20 dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

Sur une phrase de Stendhal - Histoire fugitive (par Patrick Abraham)

 

Je suis un lecteur minutieux, voire maniaque, souvent négligent aussi ou aveugle devant des évidences communes. Une phrase de la Vie de Henry Brulard a retenu mon attention, il y a un an environ. On la trouvera à la page 153 de l’édition Folio : « Quel abîme de bassesse et de lâcheté morales que les Pairs qui viennent de condamner le sous-officier Thomas à une prison perpétuelle, sous le soleil de Pondichéry pour une faute méritant à peine six mois de prison ! ». Le narrateur évoque la répression d’une conspiration républicaine en 1834. Cette phrase a troublé mon sommeil. M’a d’abord interloqué le fait que Pondichéry, à l’inverse de l’Algérie et de la Guyane, ne fut jamais un lieu de relégation ou de déportation : le professeur Malangin, du CNRS, me l’a confirmé. Il faudrait donc supposer une petite erreur de Stendhal. J’ai enquêté. « Thomas » se nommait en vérité Jacques Léonard Clément-Thomas et connut une destinée tumultueuse, sinon édifiante. Je tire ces renseignements d’une note de Jean Bourcart dans sa thèse Lunéville : une garnison de cavalerie dans l’espace frontalier lorrain. Représentation et évolution d’une division de cavalerie aux avant-postes (Université de Lorraine, mars 2018).

Je résume : naissance à Libourne en 1809 ; maréchal des logis à Lunéville donc, en 1834 ; condamné avec d’autres comploteurs pour avoir formé le projet de marcher sur Paris avec trois régiments de cuirassiers afin de renverser la monarchie ; évasion de Sainte-Pélagie et exil en Angleterre jusqu’à l’amnistie du 8 mai 1837 ; député de la Gironde en 48 et Commissaire de la République dans ce département ; retour à Paris et, en juin, commandant dans la Garde nationale, massacreur sans états d’âme des émeutiers ; deuxième exil après le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte, en Belgique et au Luxembourg cette fois : je n’ai rien découvert sur ces séjours ; arrêté enfin comme espion, « alors qu’il étudiait le plan des barricades de Montmartre » (1), durant le soulèvement du 18 mars 1871 et fusillé aussitôt avec le général Lecomte. Des détails supplémentaires attendent les curieux dans les bonnes encyclopédies. Je ne suis pas convaincu que Stendhal eût apprécié l’ensemble de la carrière de Clément-Thomas, antiroyaliste mais boucher de la populace quand elle remue ou refuse qu’on la trahisse. Son exécution le rachète ou le sanctionne, conclura-t-on. Il ne mit jamais les pieds à Pondichéry.

Sous le régime haï du Roi-citoyen, Stendhal affiche des convictions républicaines tout en affirmant qu’on ne le comprendra qu’en 1880 : « Canailles ! canailles ! canailles ! ». Où le situer, politiquement ? Cela n’a guère d’importance mais je suis frivole. Annexé par la droite comme par la gauche (Paul Bourget, Maurice Barrès et les Hussards d’un côté ; Léon Blum, Aragon et Claude Roy de l’autre), il défie les classifications par sa détestation des Kings, son jacobinisme, son attachement au dix-huitième siècle et aux Idéologues comme par son élitisme désinvolte et ses rêves d’admission dans la haute société. Aussi a-t-il suscité, des patriotards aux staliniens, des fureurs tenaces. Les plus éminents de ses contemporains ne furent pas toujours clairvoyants à son égard, ni polis. Hugo et Flaubert le méprisèrent. La question ne se pose plus en 2020, et c’est tant mieux, puisque la littérature n’intéresse plus personne. Pour nos passions politiques, elles ont été délégitimées depuis longtemps !

Mort de M. Beyle, le 22 mars 1842. Ses biographes nous apprennent qu’une attaque d’apoplexie le terrassa, rue Neuve-des Capucines ou rue des Capucines, je ne sais plus, face au numéro 24, vers sept heures du soir, après une rencontre avec François Guizot, Ministre des Affaires étrangères. On le ramena chez lui, rue Neuve-des-Petits-Champs (rue Danielle Casanova aujourd’hui), où il mourut sans avoir repris connaissance. Gérard Guégan, dans un récit étonnant (Appelle-moi Stendhal, Stock, 2013), s’est amusé à proposer une hypothèse plus audacieuse ou scandaleuse sur ses dernières heures : et si M. Beyle sortait d’un bordel, dont l’emplacement, rue de l’Arcade, nous est même indiqué ? Ce serait plaisant et bien accordé à certaines notations chiffrées. La mention de la rue de l’Arcade est suggestive pour moi puisque Albert Le Cuziat, durant la Grande Guerre, dans l’hôtel Marigny, au numéro 11 si ma mémoire ne me trompe pas, y avait installé une maison de passe pour homosexuels. Un scandale y éclata en janvier 1918 quand, suite à dénonciation anonyme et à une descente de police, on contrôla l’identité de plusieurs messieurs du meilleur monde, dont Marcel Proust, surpris en compagnie de partenaires d’humble extraction et parfois mineurs. Proust avait quarante-six ans. On le « ficha », ce dont il ne se vanta pas. Qu’il ait croisé dans les détours d’un escalier l’ombre tardive de l’ex-consul de Civitavecchia ravirait mon goût pour les diagonales temporelles, les distorsions de la chronologie.

Tandis que je corrige le paragraphe précédent, un vers de Pasolini m’obsède à nouveau : la mort de son auteur pourrait-elle être vue comme la signature d’une œuvre, la touche ultime qui lui donnerait son sens – jusqu’à l’ultime moment insoupçonnable ? Interrogation absurde, a priori. Et pourtant. Les circonstances de la mort de Stendhal, ce 22 mars 1842, si les déductions joueuses de Guégan et mes propres songeries se vérifient, et les trois grands romans qui nous ont été laissés entretiennent un lien possiblement subtil.

Dans un article de la NRF de 1924, Albert Thibaudet distingue les beylistes et les stendhaliens. Les beylistes sont des archivistes scrupuleux auxquels rien n’échappe – ce qui ne les empêche pas de se montrer sévères et de pointer des petitesses, des incohérences, des hypocrisies. Les stendhaliens quant à eux, épris de Julien, de Fabrice et de Lucien, inquiets du secret d’Octave, s’enthousiasment pour la Correspondance et les Souvenirs d’égotisme. Dans une espèce d’exercice d’imitation involontaire ou très délibéré, ils tentent de reproduire la singularité d’un style, d’une esthétique, d’une allure. Je fréquente Stendhal avec assiduité depuis plus de trente ans. Par modestie, par claire perception de mes limites, je n’oserais me ranger dans aucune de ces catégories.

Lors de ma plus récente relecture de Brulard, en mai 2019, j’étais à Thrissur, au Kerala, sur la côte ouest du sud de l’Inde. Oui, l’Inde encore, oui, le Kerala encore. Il avait fait très chaud comme toujours en cette saison dans la région et je m’étais assis sur le banc d’un jardin public proche de l’immense temple de Vadakkunnatham, construit sur une esplanade herbeuse et arborée au cœur de la ville. Je parcourais un paragraphe, lorgnais des déambulations, me penchais sur la « tyrannie Raillane », m’en éloignais. Stendhal prétendait, selon Dominique Fernandez, qu’une femme pouvait faire preuve de génie par sa manière de monter dans une voiture. Le beyliste jugera la remarque polissonne (2). Le stendhalien s’en émouvra. J’entendais la rumeur du soir, les klaxons des bus et des motos, la musique du temple, les incantations d’un muezzin. Le ciel couvert annonçait la mousson. L’Inde pour moi n’est jamais si douce, si physiquement séductrice qu’en ces minutes exquises. Deux jeunes hommes de vingt-deux ou vingt-trois ans prirent place sur un autre banc. Ils bavardaient en se tenant par la main dans la tendresse crépusculaire. J’oubliai mon livre. Sans doute n’étaient-ils pas amoureux ou n’avaient-ils pas conscience de l’être mais leurs gestes, leur proximité, leur affection réciproque, leur génie particulier donc, et plus que tout leur indifférence complète à mon endroit, me captivèrent. Je pensai à telle strophe de Cavafy, à tel poème de Cernuda. Je repensai à la boutade de M. Beyle. Comprenant mal le malayalam, la langue locale, je ne saisissais que quelques mots de la conversation. La nuit tomba. Une coupure de courant éteignit toute lumière. On ne percevait presque plus rien – sinon des voix. Ils se levèrent, légers, et quittèrent le jardin enlacés. Ah, beauté, promesse de bonheur ? Je suis peut-être stendhalien, à l’occasion.

 

Patrick Abraham

 

(1) Jean Bourcart, op.cit., p.48-49

(2) « C’est un polisson ! » : mot fameux de Guizot sur Stendhal

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