Sur une nouvelle de Julio Cortázar (par Patrick Abraham)
« L’écriture est une science où l’on ne sait jamais de quoi l’on parle ni si ce qu’on dit est vrai »
Jean Ristat, Du coup d’Etat en littérature (1970)
1) Tu n’es ni argentin ni uruguayen ; tu n’es pas né à l’embouchure du Rio de la Plata ; tu ne te targues d’aucune ascendance gaucho. Mais tu lis L’Autre ciel, de Julio Cortázar.
2) Dans L’Autre ciel, il est question de passages. Tu aimes les passages (une de tes tantes habitait rue de Choiseul, dans ton enfance, avant de déménager à Vincennes) ou de façon plus précise la littérature des passages : Baudelaire revu par Benjamin, Céline, Aragon, Julien Green. Tout passage est un hétérotope ; dans tout passage, nous changeons d’échelle, de climat, de ciel. Syntagmes de la flânerie : vitrines ; enseignes ; marquises ; café ; petit théâtre à l’étage ; heureux détours ; rôdeurs-apaches aux yeux gris-vert ; cartes et estampes ; constellation des voûtes ; miroir qui renvoie, narquois, à quelqu’un d’autre que soi-même. On n’échappe pas au monde marchand dans un passage ; mais la marchandise s’y trouve (chargée d’ombre ou lavée de lumière pluvieuse ; dépistée dans un couloir, en haut d’un escalier ; dissimulée dans une arrière-boutique) comme repolie, réagencée, réinventée avec subtilité. Tu regrettes que l’ère des passages soit, sinon dans une logique touristique, révolue.
3) Le narrateur de L’Autre ciel vit à Buenos-Aires. Il est argentin, marié, et travaille à la Bourse, profession prosaïque. Il se souvient de l’époque où, vers 1945, célibataire et fiancé, il fréquentait le pasage Guëmes et passait sans surprise, malgré lui, avec facilité, dans une galerie parisienne quelques mois avant l’effondrement du régime de Napoléon III. Il y rencontre une prostituée, Josiane, dont il obtient les faveurs, l’observant et observant cette galerie non avec les yeux d’un Argentin du vingtième siècle, mais avec ceux d’un contemporain de Paul Verlaine. Un étrangleur de jeunes femmes, « Laurent », terrorise le quartier. Il finira par être arrêté. Les va-et-vient entre ces périodes et ces lieux constituent l’armature de la nouvelle.
4) Cortázar et le temps. Rares sont les auteurs modernes chez qui le problème du temps et du rapport au temps (son élasticité, ses distorsions) a joué un rôle aussi important. Variations sur un thème. Fluidité de l’espace, de la chronologie. Comme papier qu’on a chiffonné, comme linge pendu à un fil, le temps se plie et se déplie ; comme dunes dans le désert, il s’incurve, bifurque, se rétracte, efface nos repères. Nous sommes ici mais pour notre chance et plus souvent pour notre malchance nous pourrions être ailleurs. Il suffit d’un rien. Et comme pour Johnny dans L’Homme à l’affût, plus d’évènements se déroulent en nous entre deux stations de métro que n’en contiendrait une pleine journée. Ou des continents se chevauchent à soixante-quinze ans de distance.
5) Arrivons à l’essentiel : Isidore Ducasse, sans être nommé et tu apprécies qu’il ne le soit pas mais deux citations permettent de l’identifier, est un personnage (fugace, fantomatique, insistant) de L’Autre ciel. Tu aimes qu’un poète admiré devienne personnage de fiction ; tu penses à Aragon là encore ; à Saramago. Josiane appelle I.D. « le Sud-Américain ». Le narrateur ne lui adresse pas la parole bien qu’il en ait envie. Ses apparitions étonnent, inquiètent, suscitent des interrogations dans la galerie Vivienne. On le soupçonne d’être le monstre urbain. Il assiste à l’exécution publique de « Laurent » en compagnie du narrateur et de Josiane, rue de la Roquette. On apprend sa mort dans les dernières pages. Tu songes que toi aussi tu as croisé Isidore Ducasse un matin brumeux d’hiver, dans un demi-sommeil, un soir de cafard, lors d’un jeu solitaire, non rue du Faubourg-Montmartre ou rue Notre-Dame-des Victoires mais sur le quai d’une modeste gare du Hainaut.
6) Politique souterraine de L’Autre ciel : une guerre menace en 1870, à Paris, toute proche pour Josiane et « le Sud-Américain », et un Empire va s’effondrer ; une guerre se termine en 1945, lointaine pour les Porteños, et en Europe un monde va renaître. Napoléon III n’annonce pas Hitler. L’étrangleur de prostituées, pauvre type au fond, n’agit pas comme un criminel nazi. Mais Napoléon III, peut-être, annonce (sans Saint-Cloud ni princesse Mathilde ni causeries de Mérimée) Fulgencio Batista, Juan Perón, Jorge Pacheco Areco. Le présent ne s’inscrit pas dans le passé ; il ne le rabâche pas. Dans l’histoire, nul moment ne se dédouble. Mais le passé revisité, par accident, peut éclairer le présent – le rendre plus intelligible, plus tolérable ?
7) Ducasse, Laforgue, Supervielle : curieux, te dis-tu, que seul le premier ait captivé, narrativement du moins, l’auteur de Marelle. Borges, quant à lui, à cette triade préférait Marcel Schwob.
8) Tu n’aimes guère les récits fantastiques, à l’ordinaire. Moyens usés, effets prévisibles. Mais tu aimes Julio Cortázar. Doit-on classer Cortázar parmi les écrivains fantastiques ? Ou le fantastique se manifeste-t-il chez lui non comme une branche majeure de la littérature théologique mais comme la forme la plus aboutie, la plus retorse du réalisme – l’expression la mieux maîtrisée de notre trouble quand la linéarité des faits se distend, quand la cohérence matérielle s’effiloche ? I.D., furtif, déplacé à Paris mais dans une trajectoire singulière, est bien le personnage capital de L’Autre ciel. La nouvelle de Cortázar nous laisse supposer combien les soubresauts des années montévidéennes ont été déterminants pour l’éruption du volcan-Lautréamont. Par les passages, par le glissement temporel, oserais-tu affirmer que Cortázar, relisant Les Chants de Maldoror après avoir lu et relu José Lezama Lima, resud-américanise Isidore Ducasse ? Refermant Tous les feux le feu (1), et rangeant avec soin le livre dans ta bibliothèque, puis sortant de celle-ci Paradiso (2), tu te demandes quelle familiarité avait le génial romancier et poète cubain avec la rhétorique maldororienne.
Patrick Abraham
(1) Todos los fuegos el fuego, traduction française, Laure Guille-Bataillon, Gallimard, 1970. La nouvelle L’Homme à l’affût, superbe hommage à Charlie Parker, a été publiée dans le recueil Les Armes secrètes, Gallimard, 1963, même traductrice.
(2) Traduction française de Didier Coste (Le Seuil, 1971).
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