Sur un article du Fremden-Blatt (par Patrick Abraham)
La pudeur des biographes et des historiens de la littérature est émouvante. On en a la preuve avec le quasi silence des spécialistes de Rimbaud sur ses possibles aventures « homosexuelles » (qu’on m’autorise l’anachronisme lexical – hasardeux mais indispensable) après son renoncement à la poésie. Une idée trop communément admise, c’est que sa relation avec Verlaine n’aura été pour lui qu’une parenthèse, une expérience, voire une déviation sans adhésion intime participant à l’entreprise du « dérèglement des sens » et qu’il se sera contenté ensuite des plaisirs permis par les bonnes mœurs et les lois de l’époque, ce que démentent sa brève liaison avec Germain Nouveau, avec qui il a partagé un appartement à Londres, 178, Stamford Street, de mars à avril 1874, et les allusions cryptées de nombreux poèmes : Ô saisons ô châteaux ; « Délires I ; Parade ; Aube ; Vagabonds ; Bottom ; par exemple.
Les plus hardis iront jusqu’à supposer un penchant pour son domestique éthiopien Djami Wadaï, dont il aurait prononcé le nom sur son lit de mort à Marseille. Les moralistes, comme lorsqu’il a été question de panthéoniser la « Vierge folle » et son « Époux infernal », fronceront les sourcils. Les circonspects inviteront à se taire puisque rien n’est démontrable.
Or la découverte récente par M. Serge Plantureux de l’article d’un journal viennois (le Fremden-Blatt, supplément du Morgen-Blatt « destiné à la communauté d’étrangers et de visiteurs de la capitale de l’Empire austro-hongrois » selon M. Hugues Fontaine, auteur de Rimbaud photographe) daté du mardi 29 février 1876, m’a mis la puce à l’oreille. J’en donne la traduction par M. Plantureux lui-même qui n’y verra pas d’objection, je pense :
« Une mésaventure d’un Français
Samedi soir, dans la Maximilianstrasse, le gardien de la voûte Fuchs a remarqué un jeune homme élégamment habillé, qui semblait appartenir à la haute société, chancelant avec un revolver à barillet en main. Il l’a donc interpellé et remis à un agent de sécurité qui l’a escorté au commissariat de police de la ville. L’étranger, qui ne parlait que français, possédait une boîte de cartouches pour son revolver. Il s’est identifié comme étant Arthur Rimbaud mais a refusé de donner plus d’informations sur sa nationalité.
Les enquêtes ultérieures ont révélé que la personne arrêtée était un professeur de langues, dans sa vingt-deuxième année, né à Charleville et ayant voyagé via Strasbourg à Vienne, avec l’intention de se rendre en Turquie depuis cette ville. Rimbaud a précisé qu’il n’avait pas l’intention de se suicider, mais qu’il s’était trouvé dans une grande détresse après que ses économies de 500 francs lui eurent été dérobées samedi soir dans un lieu public de divertissement. Il portait le revolver uniquement pour sa protection personnelle ».
Résumons : un jeune « professeur de langues né à Charleville », d’apparence aisée, est détroussé à Vienne, un samedi, après une soirée arrosée ; on l’aperçoit errant dans une rue, sans doute encore ivre, et dépouillé de son argent ; armé, il est prêt à en découdre ou du moins à se défendre d’une nouvelle attaque ; l’évènement paraît l’avoir affecté mais il ne sera guère loquace face aux policiers qui l’interrogeront comme s’il avait un secret gênant à préserver.
Un article tardif de Paterne Berrichon apporte des renseignements plus précis : Rimbaud aurait été dévalisé par « des individus avec lesquels sa générosité imprudente l’a fait boire » (La Revue blanche, 15 avril 1897). Henri Leyret indique (Le Petit Ardennais, 19 décembre 1891) que ces ou plutôt cet individu « s’était attaché à ses pas pendant le voyage ». Un dessin de Verlaine du 24 mars 1876, dans une lettre adressée à Ernest Delahaye, représente son ex-amant complètement nu (tiens ! tiens !) ; un texte en vers inscrit dans une bulle où l’accent patoisant du fils de Vitalie Cuif est parodié affine les circonstances de l’incident : « Vl’à qu’un cocher d’fiac me vole tout ». On voit en effet sur le dessin, à l’arrière-plan, un fiacre s’enfuir à vive allure…
Conclusion provisoire : l’hypothèse d’un entôlage commis, avec la complicité d’un « cocher de fiacre », par un ou plusieurs camarades de beuverie auxquels Rimbaud, éméché, aurait fait des avances malchanceuses, bref, l’hypothèse d’une agression crapuleuse que l’on qualifierait aussi aujourd’hui d’« homophobe » n’est pas à exclure et il faut lui accorder un degré même faible de vraisemblance. Si elle prête à rire par sa gratuité ou irrite par son audace, elle a le mérite de nourrir l’imagination.
L’écrivain australien Robert Dessaix a raconté une déconvenue analogue qui a failli très mal tourner, survenue au Caire (Arabesques, A Tale of Double Lives, 2008). Et moi-même, un soir, à Hyderabad… Et Astolphe de Custine, l’auteur de La Russie en 1839, tabassé par les compagnons d’un beau soldat à qui il avait fixé rendez-vous le 27 ou le 28 octobre 1824 à Saint-Denis… Et le vieux Sophocle se faisant chouraver son manteau par un giton dans un jardin d’Athènes…
Mon propos n’est pas d’homosexualiser à outrance et artificiellement ce qu’on sait de l’existence post-poétique de Rimbaud, mais d’attirer l’attention sur un épisode intrigant, d’en proposer une explication plausible qui en éclairera peut-être d’autres : une désertion de l’armée hollandaise, à peine débarqué à Java, le 15 août 1876, suivie d’une traversée de l’île du camp militaire de Salatiga au port de Surabaya (trois cents kilomètres !) et d’un embarquement pour l’Europe sous une identité d’emprunt (Edwin Holmes, matelot sur le Wandering Chief ?) ; une accusation d’homicide à Chypre en juin 1880, entraînant un départ précipité (témoignage d’Ottorino Rosa, commerçant au Harar qui aurait reçu des confidences) ; une manie de la bougeotte jusqu’à l’arrivée à Aden en août 1880 comme pour brouiller des traces.
Dans le jeu des diagonales temporelles et des collisions littéraires borgésiennes, faire de Rimbaud, une nuit d’hiver à Vienne, en février 1876, un personnage par anticipation de Jean Genet n’est pas un exercice si farfelu.
Patrick Abraham
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