Sur Molière suivi de Clowns, André Suarès (par Philippe Chauché)
Sur Molière suivi de Clowns, André Suarès, Éditions Des Instants, juin 2022, préface Stéphane Barsacq, 160 pages, 17 €
« Dans un monde possédé par les passions les plus tristes, Molière et son interprète Suarès viennent nous redire dans la langue la plus déliée qui soit de préférer la salubrité du rire à l’hypocrisie des pleurs… » (Stéphane Barsacq).
« Seuls les esprits libres sont sûrs de vivre : seuls ils en sont dignes. N’étant pas liés à un temps, ils sont de tous les temps, comme la liberté qui est la vie même de l’esprit. Molière est le plus libre des hommes, à la Stendhal, à la Montaigne » (Grandeur de Molière, Remarques, VII, 1918).
On ne saurait rêver meilleur hommage, meilleures admirations, que l’on puisse adresser à Molière. On ne saurait rêver meilleur styliste qu’André Suarès, pour ces portraits et remarques. Un écrivain (essayiste, critique et poète), adepte d’une langue la plus déliée qui soit, d’une admirable vision de l’éternel théâtre de Molière, de ses personnages, devenus immortels, de ses manières d’être et de vivre.
André Suarès en lecteur, en spectateur – Copeau au Vieux-Colombier –, nous impressionne par son œil d’aigle, par l’agilité de ses remarques, sa plume virevolte comme Scapin, il nous éblouit par sa vision de Molière et de son théâtre. Ces textes qui reprennent vie aujourd’hui ont été écrits entre 1912 et 1935, un temps publiés, puis oubliés, sont d’une justesse unique, et nous révèlent Molière qui a son français comme personne, remarque que nous pourrions adresser à Suarès, comme il nous avait révélé, dans d’autres ouvrages, Cervantès, Tolstoï, ou Goethe. Molière prince du rire, comme Shakespeare l’était de la tragédie, et Suarès admire tout autant l’un que l’autre. Le théâtre a grandement besoin de ces deux poètes, au verbe enchanté, l’un qui fait s’envoler le rire, l’autre rayonner la tragédie, le rire qui est le propre des grands artistes est finalement partagé, par l’Anglais, en silence, et le Français, en éclats.
« Dans Shakespeare, la plus âpre risée est un accent qui fait jaillir de plus loin la profondeur du modelé tragique. La farce, dans Molière, est le dernier mot d’une contemplation fixée sur l’objet de la comédie » (Sur la vie, 1912).
André Suarès nous offre un portrait de Molière au cœur de sa troupe (quel beau mot), de ses comédiens, face à ses farces, et aux farceurs dévots étouffés de sérieux académique, qu’il épingle. Molière qui se met à nu, dans L’École des Femmes – C’est l’Hamlet de la comédie –, où il raille ses douleurs. Molière qui se révèle tragédien, mais un tragédien qui a compris que la comédie doit avoir le dessus, même si elle recèle des traces indélébiles de drames cachés. Molière vivant et souffrant, nous rappelle Suarès, Molière avançant bien trop vite vers la mort, comme Don Juan qui ne triche pas avec son destin, même s’il trompe son monde féminin, qui d’ailleurs ne s’en plaint pas, mise à chaque réplique sur le rire, laissant les pleurs aux grincheux, aux alcôves et aux loges. Merveilleuses pages que celles publiées par les Éditions des Instants, où Suarès vibre à l’écoute des phrases de Molière, à l’écoute aussi des comédiens qui s’y glissent, s’en inspirent, et vibrent de ses répliques piquantes et saillantes, c’est Copeau et Jouvet qu’il ressuscite aujourd’hui aux côtés de Molière, un certain art de jouer et de se jouer de la comédie. Il n’est pas surprenant que Molière figure aux côtés de Shakespeare, La Fontaine, La Rochefoucauld, Montaigne, et Pascal, dans le panthéon d’André Suarès, un certain classicisme, une langue vive et libre, qu’il partage à loisir, pour notre plus grand bonheur. C’est aussi l’occasion de relire la formidable nouvelle romanesque L’enterrement de Poquelin Molière de Marc Pautrel que publie L’Infini (1) dans sa dernière livraison, deux écrivains se répondent, deux écrivains sous les feux et les mots de Molière.
« Ainsi le rire de Molière délivre. Voilà pourquoi la farce, qui est le rire de Silène, reste au fond de toutes ses œuvres. Enivré, il veille et ne dort point. La farce est la mesure de son comique, lequel est énorme » (André Suarès).
« Un corps aussi drôle que Molière n’a rien à voir avec la mort, et donc rien à faire au cimetière » (Marc Pautrel).
Philippe Chauché
(1) https://www.lacauselitteraire.fr/l-infini-n148-printemps-2022-collectif-par-philippe-chauche
D’André Suarès (1868-1948) on peut lire Idées et visions (Bouquins, 2 volumes), Vues sur l’Europe (Les Cahiers Rouges), Voyage du Condottière (Livre de Pochez), Avec Dostoïevski (Revue Nunc/Éditions de Corlevour), ou encore Ports et rivages (Gallimard).
Stéphane Barsacq est notamment l’auteur de Météores (Revue Nunc, Éd. Corlevour) https://www.lacauselitteraire.fr/meteores-stephane-barsacq-par-philippe-chauche / https://www.lacauselitteraire.fr/meteores-stephane-barsacq-par-didier-ayres, Johannes Brahms (Actes Sud), Cioran, Éjaculations mystiques (Points), ou encore Présence d’Yves Bonnefoy (Revue Nunc, Éd. de Corlevour).
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