Sur les ossements des morts, Olga Tokarczuk
Sur les ossements des morts, traduit du polonais par Margot Carlier, Noir sur Blanc, 299 pages, 22 €
Ecrivain(s): Olga Tokarczuk
Conjonction adversive, conjonction des contraires, dans cette histoire, attirance et répulsion agitent les personnages. Janina Doucheyko, la narratrice, ingénieur en retraite, donne un cours d’anglais par semaine à la petite école du village en contrebas, dans ce coin glacé de montagne dans les Sudètes. Les personnages autour d’elle vont recevoir un surnom ou un prénom inventé qui devient, à ses yeux, leur véritable identité : Grand Pied dont la mort va servir à la fois de déclic et de révélateur, Matoga, son voisin immédiat, et aussi Dyzio, ancien élève qu’elle aide à traduire Blake, Bonne Nouvelle, la jeune mandchoue du dépôt-vente de vêtements, qui vont graviter autour d’elle comme de petites planètes.
Que se passe-t-il dans l’espace, dans le monde céleste, qui n’ait pas son pareil dans ce monde-ci ? Quelles influences agissent sur nos humeurs ? Et notre « arbitre » est-il si libre que cela ? Sommes-nous maîtres absolus de nos actions et de nos réactions – au sens à la fois chimique et épidermique ?
En résumé, Janina Doucheyko qui pratique l’astrologie et explore la vie psychique et physique de ses proches et moins proches, très versée dans cette science ou marotte – c’est selon – qu’est l’astrologie, est-elle sorcière, pythonisse, ou tout simplement un peu folle ou excentrique, comme semblent le penser la plupart des personnes qu’elle côtoie ? Manie-t-elle d’invisibles ficelles, manipule-t-elle les gens ou, au contraire, est-elle embarquée avec les autres, elle, qui par l’étude de son thème astral, dit connaître le jour de sa mort ? « Il est facile de nous faire mal, de nous abîmer, de casser en mille morceaux la minutieuse construction de notre existence étrange. Pour moi, tout semble anormal, horrible et menaçant. Je ne vois que des catastrophes. Mais puisque, au commencement, il y a la Chute, peut-on tomber plus bas encore ?
Quoi qu’il en soit, je connais la date de ma propre mort, et cela me rend libre » (p.72-73).
Tout commence quand cette écologiste, défenderesse de la nature et des animaux perd ses « petites filles », ses deux chiennes disparues mystérieusement un beau matin. Il y a, d’un côté, ce pays indécis, indéfini, rude, et de l’autre côté de la frontière proche, esquissée, la Tchéquie, ce doux pays qu’on dirait de Cocagne, où langue, mœurs et règles semblent douces même aux animaux chassés qui, blessés, paraissent y chercher refuge.
Il y a d’un côté les puissants, les chasseurs : un président d’association, un capitaine de police, le propriétaire d’un élevage de renards, un curé aumônier des chasseurs, et de l’autre le petit monde des rêveurs, de ceux qui ne demandent que de vivre en paix « sur les ossements des morts ». Mais quand la mort s’invite à contretemps, à contre-courant, tout se désaxe. Les animaux chassés, traqués, ou ainsi que le dit Madame Doucheyko « invités à déjeuner pour être tués » devant le râtelier de la nourriture fastueuse et facile, piège tendu par les chasseurs, deviendraient-ils des vengeurs de leur espèce, les innocents enfin triomphant des coupables ? « Çà et là, on voyait saillir des points d’exclamation, des aiguilles plantées dans le sol. Lorsque mon regard s’y posait, mes paupières se mettaient à trembler, mon œil était comme blessé à la vue de ces constructions en bois, érigées dans les champs, dans les herbages, à la lisière de la forêt. Notre plateau en comptait huit au total. (…) Difformes, elles se dressaient sur leurs quatre pieds sur lesquels reposait une hutte munie de meurtrières. On les appelait des ambons. Ce nom m’avait toujours étonnée, voire agacée. Au fond, quel enseignement dispensait-on du haut de ces ambons ? Quelle sorte d’évangile y était prêché ? N’est-ce pas le comble de l’orgueil, une idée diabolique, que de qualifier d’ambon un endroit qui sert à tuer ? » (p.67).
Et nous, quelle attitude adopterions-nous, quelle place prendrions-nous, tout bien considéré ? Où nous situons-nous sur cette fragile frontière qui sépare la justice de la vengeance, l’innocence de la culpabilité, l’acte de sa retenue ?
Anne Morin
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