Sur les Cahiers Lautréamont N°4 (par Patrick Abraham)
Cahiers Lautréamont, n°4, sous la direction de Kevin Saliou, Classiques Garnier, septembre 2022, 364 pages, 42 euros
La mousson est passée sur la côte occidentale de l’Inde mais, en ce mois de novembre, de fortes pluies, de hautes vagues battent encore les digues et les pontons de Fort Kochi et de Vypeen. Nous nous promenons malgré le vent et les embruns. Et nous songeons, face à la mer agitée, à des apostrophes célèbres, cérémonieuses, chargées de littérature : « O vieil Océan… » (etc. : chacun connaît la suite). Cela tombe bien car, justement, rentré dans notre chambre, nous découvrons la quatrième livraison des Cahiers Lautréamont, sous la direction de Kevin Saliou, que viennent de publier les Classiques Garnier ; et nous les trouvons, comme les précédents, malgré la grisaille uniforme de la langue propre à ce genre de travaux, passionnants – pour les ducassiens et, nous l’espérons, pour les non-ducassiens.
Nous en retenons dix précisions ou clarifications capitales – à nos yeux en tout cas capitales :
Pages 25-33 : Alma Bolón rappelle que les principaux romans d’Eugène Sue ont été édités à Montevideo, en espagnol et en français, dans les années 1845, quand se développaient l’imprimerie et la librairie locales ; le pseudonyme choisi par Ducasse, comme l’avait déjà supposé Eric Walbecq, qu’il n’a cependant jamais revendiqué, résulte sans doute de lectures d’adolescence, avec une légère inversion syllabique (de Latréaumont à Lautréamont) dont nous ne savons toujours pas si elle fut volontaire ou non, à l’initiative ou non de l’auteur.
Pages 35-45 : Kevin Saliou évoque la figure du dandy bohème Roberto de Las Carreras qui à Montevideo, vers 1900, se présentait, avec orgueil et agressivité, comme l’unique héritier intellectuel légitime du poète.
Pages 47-77 : Cristina Ducasse (homonymie heureuse ?) et Kevin Saliou retracent les circonstances de l’installation des trois frères Ducasse, François, l’aîné, Jean et Bernard-Lucien, en Uruguay en 1839 ; François, né en 1809, y épousa Céleste Davezac, âgée d’une vingtaine d’années, originaire de la même région que lui, les Hautes-Pyrénées, en février 1846 ; Isidore naquit le 4 avril ; Céleste mourut le 9 décembre 1847.
Pages 81-93 et 95-111 : Gérard Touzeau et Kevin Saliou s’intéressent à l’un des deux dédicataires mystérieux des Poésies, Joseph Bleumsteim, et l’identifient, avec une grande plausibilité, à un dénommé Jean Frédéric Bleumstein, ou Bleuenstein, né en 1858 à Buenos-Aires et qui fut le condisciple de Ducasse au lycée de Pau de 1864 à 1866.
Pages 143-160 : Gabrielle Veillet se penche sur le caractère spécifique du rire maldororien en montrant en quoi il diffère de façon radicale du rire ordinaire, qui conforte les valeurs morales dominantes, et se rapproche du « comique absolu » défini par Baudelaire, qui s’attaque non plus à l’ordre social, ou à des travers de cet ordre social, mais à la « création » en sa nature.
Pages 161-167 : Kevin Saliou s’arrête sur la présence fantomale mais centrale de Céleste Davezac, la mère vite disparue (comme nous l’avons noté), dans les Chants.
Pages 169-190 : Alexander Dickow, avec brio, établit des parallèles entre la théâtralité du discours chez Lautréamont et la sensibilité vamp telle que l’a décrite Susan Sontag : Maldoror est vamp parce que tout, chez lui, jusque dans ses cruautés, sa « monstruosité », relève d’une exagération délibérée, renvoyant le lecteur au réel et annulant dans un même geste, par sa rhétorique de l’excès et de la parodie, son esthétique de la provocation, ses singularités lexicales et syntaxiques, son ironie, perceptible dans la phrase ultime du poème, toute possibilité d’authentification référentielle.
Pages 225-253 : Kevin Saliou revient aux Poésies et explique pourquoi l’essai du philosophe chrétien Ernest Naville (1816-1909), Le Problème du Mal, publié en 1868 et lu par Ducasse, et la pensée néo-kantienne du XIXe siècle, doivent être considérés comme des sources essentielles de ces plaquettes déconcertantes.
Pages 263-275 : Federico Guariglia étudie la réception de Lautréamont en Italie dans la première moitié du vingtième siècle, pendant la période fasciste, chez Mario Praz et Alberto Moravia en particulier.
Pages 275-295 : Jordi Xifra, enfin, analyse avec finesse et pertinence l’influence des Chants de Maldoror sur le jeune Buñuel, l’écrivain d’abord puis le cinéaste, dont on devine des échos dans Un Chien andalou ; nous serions curieux de savoir s’il y eut également une influence portugaise – sur Jorge de Sena par exemple, l’auteur de Signes de Feu, né en 1919 et exilé au Brésil puis aux États-Unis à cause du régime de Salazar.
Ce Cahier, malgré la diversité des sujets et des angles d’approche, produit un bel effet d’unité. Grâce à Saliou et aux contributeurs, la trajectoire personnelle d’Isidore Ducasse comme son œuvre demeurent énigmatiques et continuent à nourrir des interrogations. Le passage du temps a peu ridé cette œuvre. Elle résiste aux réductions simplistes, aux interprétations univoques. Si sa puissance de scandale s’est en partie estompée, elle n’en reste pas moins, avec celles de Sade, de Genet et de Guibert peut-être, la plus frontalière de notre littérature puisque c’est le pacte implicite avec le lecteur qui est en permanence remis en cause – puisqu’elle se refuse à instaurer une relation confortable avec nous, déstabilise nos certitudes, joue sans cesse avec nos attentes.
On ne lit plus Ducasse comme le faisaient Bloy en 1890, Larbaud en 1912, Breton et Aragon en 1924, Bachelard en 1939, Gracq et Pleynet en 1967. On n’y voit plus la même chose. Mais en une époque où des intégrismes politiques et religieux resurgissent et brident la liberté d’expression, où un puritanisme prétendument progressiste incite à l’autocensure, l’œuvre ducassienne conserve, sur ses deux versants en apparence contradictoires, un appréciable pouvoir de dynamitage et échappe, pour cette raison (et nous nous en félicitons), à l’inverse de celle de Rimbaud, à la patrimonialisation, à la banalisation académique.
Un seul chercheur indien, à notre connaissance, s’est intéressé à Lautréamont. Malheureusement, nous n’avons pas réussi à accéder à son article. L’université de Hyderabad, que nous avons questionnée (nous n’avons pas eu l’occasion de nous y rendre), nous a répondu qu’il n’y travaillait plus, qu’il était à la retraite et qu’elle ne pouvait pas nous fournir d’autres renseignements. S’il lit cette chronique, ce qui n’est guère probable, qu’il n’hésite pas à nous contacter.
Patrick Abraham
Cahiers Lautréamont, n°4, sous la direction de Kevin Saliou, Classiques Garnier, septembre 2022, 364 pages, 42 euros
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