Sur la terre des vivants, Déborah Lévy-Bertherat (par Anne Morin)
Sur la terre des vivants, Déborah Lévy-Bertherat, Rivages, avril 2023, 378 pages, 21 €
Ecrivain(s): Déborah Lévy-Bertherat Edition: Rivages
Le livre s’ouvre sur la naissance d’Irma, Irma qui se présente mal, qui en ce monde-ci aura tant de mal à s’accorder, et sur une photo du passé où trois dames âgées semblent installées pour l’éternité, et se referme sur la mort d’Irma et le regard neuf porté sur cette même photo. Entre-temps : « life goes on » (p.353).
Qu’est-ce qui sépare, mais aussi, également, qu’est-ce qui répare ? Est-ce la mémoire, est-ce le souvenir ? Qu’est-ce qui donne dans cette visite aux archives de la famille de l’auteur cette « humeur de retrouvailles » (p.37) ? Dans ce laps de temps tour à tour accordé et désaccordé, Irma et ses sœurs voient dans la chambre d’écho de Déborah Lévy-Bertherat leur petite-nièce revivre, se reconstituer.
Irma, déplacée de la vie ne va cesser de se démarquer. Elle est d’abord celle qui manquait, la dernière : « Senta est au centre, Irma et Edith l’entourent, leurs bras enlacés dans le dos comme une tresse, il y a longtemps qu’elles ne se sont pas serrées ainsi les unes contre les autres » (p.87). Leurs mains tressées ensemble comme le pain de Shabbat, ce jour de la déclaration de guerre signifie aussi la fin de l’innocence et le mal qui s’incarne : « Liebes-Kind-ich-brauch-dich-nicht » (p.84), une comptine que l’on chante à l’école d’Irma fait étrangement écho au « Du liebes Kind, komm, geh’ mit mir ! », « Viens cher enfant, viens avec moi, nous jouerons ensemble » du Roi des Aulnes, préfigurant l’anéantissement, l’exécution finale du lied.
Irma vit avec sa famille dans une curieuse maison, un Altenhaus, un asile de vieillards qui correspond aussi à la frontière, le passage entre le monde de la vie et celui de la mort, car le cimetière est attenant. Le père d’Irma, Elkan, est à la fois, en même temps l’économe et l’ordonnateur des visites aux vivants, les résidents, et aux défunts que sa femme et lui sont chargés d’apprêter. Les morts étant impurs, le passage dans le cimetière est interdit aux enfants, pourtant Irma en poursuivant son chat passe de l’autre côté : « L’enfant approche une caisse en guise de marchepied, glisse de justesse sa tête étroite entre deux barreaux et se laisse tomber sur un tapis de feuilles sèches. La voilà de l’autre côté, dans la forêt des contes » (p.53-54). Ce ne sera pas sa seule traversée : « Dans ses rêves, elle est Hippeltitsch – un pantin de bois qui devient vivant –, courant droit devant elle en dépit du danger, même dans la nuit noire, sans savoir où elle va » (p.42).
Pour l’auteur, il est important de tracer, de retracer, de « retrouver la trace à l’aide d’indices », de renouveler la mémoire, de la mettre à nu. Et c’est l’accomplissement qui se produit : Hippeltitsch, Pinocchio, Irma traversent la vie et la restituent à leur manière, toujours à contretemps : « Les soirs suivants, Irma entre dans la salle – de quarantaine d’enfants déportés à Teresienstadt – déjà costumée et maquillée. Les enfants l’attendaient, ils l’accueillent en l’appelant tante Hippeltitsch, chacun dans sa langue… (?)… Elle a toujours eu cette démarche sautillante de pantin, incapable de tenir en place, de se poser » (p.275). Après la guerre, ayant retrouvé une partie de sa famille, Irma ne trouve pas le bon moment pour raconter, ou on l’en dissuade, on la renvoie à un moment plus favorable. Alors, c’est à la coiffeuse, quand sa sœur a la tête sous le casque et ne peut entendre qu’elle parle, qu’elle avoue son enfer : « Irma parle sans arrêt, comme si le produit était un sérum de vérité » (p.320).
Pour dire l’amour comme pour dire la haine, Babel est tombée, il n’est pas besoin de parler pour s’exprimer : « Au bout d’un moment, une toute petite fille sort de son lit et, sur la pointe des pieds s’approche d’Irma pour effleurer son épaule qui, doucement, se ranime… (?)… Il n’y aura, entre Irma et les petits, pas d’autres mots, pas d’autre au revoir, que ce corps à corps silencieux » (p.277).
Alors, où est-elle cette « Terre des vivants » (p.281, p.321) ? Est-ce dans cette traversée de la vie, recomposée, la brisure du temps, l’attente, la séparation, la reconstitution, la reconstruction qui émaillent ce livre, traversé par deux petites fées et un pantin : « Elle retrouverait la plage de l’Elbe où elle allait avec ses sœurs, et d’où elles contemplaient une île sauvage au milieu du fleuve, rêvant d’y débarquer un jour pour découvrir ce que cachaient les arbres, la hutte d’un naufragé ou la cabane d’une sorcière » (p.367). C’est peut-être simplement cela, l’autre côté, l’au-delà des choses, la terre des vivants.
Le temps de la photo par définition est immuable, figé, mais la petite fille qui l’a fixée sur le papier a traversé le pont, essayé de les comprendre, de les rejouer, mais on ne rejoint jamais. C’est ce que nous confie ce livre, vivre ce n’est pas seulement exister.
Anne Morin
Déborah Lévy-Bertherat est l’auteur de trois romans publiés chez Rivages, Les voyages de Daniel Ascher (2013), Les fiancés (2015), et Le châle de Marie Curie (2017).
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