Sur la rive du Gange, Josef Winkler (par Patrick Abraham)
Sur la rive du Gange, Josef Winkler, Éditions Verdier, Coll. Der Doppelgänger, 2004, trad. allemand (Autriche) Éric Dortu, 249 pages, 18 €
Edition: Verdier
« Vanité, substantif féminin : 1. Caractère de ce qui est vain, futile, illusoire. 2. Caractère de ce qui est inutile, sans efficacité. 3. Représentation picturale rappelant la précarité de la vie ».
Il est hasardeux pour un écrivain de se mesurer à l’Inde (à l’énormité indienne) tant sont constants les risques de tomber, par facilité ou inadvertance, dans les clichés commodes, substituant à l’Inde réelle celle qui conviendra aux préventions et à la paresse du lecteur et flattera son goût pour l’exotisme, la spiritualité à bon marché, le misérabilisme selon les cas. Marie Saglio s’y est essayée en 2023 avec Bombay (éditions Serge Safran), pour un résultat douteux car trop prévisible.
Sur la rive du Gange de Josef Winkler, né en 1953, n’est pas à proprement parler un livre sur l’Inde mais sur la mort ou mieux : sur la ville des morts, Bénarès, qu’on appelle aussi Kashi et Varanasi.
Winkler débarque à Bénarès durant l’hiver 1993, venu en train de Delhi avec sa compagne. Il s’installe à l’hôtel Ganges View, où il séjournera plusieurs semaines, près d’Assi Ghât, à proximité du ghât de Harischandra, l’un des deux importants sites de crémation avec Manikarnika. Il se promène sur les quais sacrés, son « carnet de route » en poche. Tout l’intrigue, le heurte, le surprend, et c’est de cet étonnement qu’est constitué le récit dans une visée plus factuelle et mémorielle (Winkler note ce qu’il voit et ce qu’il entend ; il ne se prétend pas indianiste) qu’interprétative.
Le titre original complet éclaire : Domra, Am Üfer des Ganges (Suhrkamp Verlag, 1996). La caste des domras chargée depuis des siècles de brûler les cadavres selon des rituels précis avant que leurs cendres soient jetées au Gange, « impure » selon la hiérarchie religieuse (classée aujourd’hui parmi les dalits, les ex-« intouchables »), mais indispensable (lire à ce sujet l’essai de Louis Dumont, Homo hierarchicus, Gallimard, 1966), occupe en effet le cœur du livre. Les cérémonies funéraires, dans leur étrangeté, leurs complications et leur brutalité selon notre système de valeurs, captivent Winkler par ce qu’elles lui révèlent de la place de la mort et de ses desservants en Inde du Nord, dans l’hindouisme traditionnel et l’existence ordinaire des Indiens. Il observe, il scrute, il écrit, hantant chaque jour les mêmes lieux, recomposant, réécrivant opiniâtrement les mêmes scènes à de minces nuances près.
Des images remontées de l’enfance et des rêves interrompent le compte-rendu des déambulations quotidiennes. Les visages du père et de la grand-mère « obèse et grabataire » resurgissent, comme resurgit, obsédant, le souvenir de ces deux adolescents d’un village de Carinthie, retrouvés pendus à une poutre.
La rencontre de Bénarès peut s’avérer déstabilisante pour qui ne s’y est pas préparé. La mort, ostentatoire, présente en permanence aux sens, Winkler le montre et le répète au fil des pages, loin d’être conjurée par des prudences de langage et tenue à distance par des techniques de protection comme dans nos sociétés occidentales postchrétiennes, côtoie à chaque instant la vie – tenace telle la « chienne tachetée de noir et de brun » de la phrase terminale, « les pattes de devant posées en signe de possession sur un os humain à demi calciné, encore sanguinolent par endroits », impudique (ou d’une pudeur incongrue pour nous), irrépressible.
La contempler en face, cette mort, comme s’y efforce (et s’y force) l’auteur sur le ghât de Harischandra, faire de son théâtre un récit méthodique, fasciné et fascinateur, en régule l’effroi, la banalise et surtout, pour nous lecteurs, après le malaise initial, finit par la naturaliser en la réintégrant dans un cycle cosmique.
Malgré ses redites et ses longueurs, Sur la rive du Gange, on l’aura compris, est un grand livre par sa force incantatoire (des tournures syntaxiques, des expressions reviennent avec insistance comme chez Thomas Bernhard, dont on repère, avec celle de Genet sans doute, mais plus souterraine, la trace), un peu effrayant peut-être, exemplairement traduit par Éric Dortu.
Josef Winkler n’appartient pas, Dieu merci ! à la catégorie des « écrivains voyageurs ». Plus poète que romancier, il a su trouver le ton adéquat en évitant les pièges où d’autres, soucieux de notre quiétude, calculateurs de nos émotions, se seraient fourvoyés. Son regard sur Bénarès, ville frénétique, anti-thomas-mannienne au possible, sur ses ghâts et ses rues encombrées, sur la mort, sur les domras, sur « une Inde splendide et trouble » pour reprendre un vers évocateur de Mallarmé, cru, obstiné, sans complaisance, sans surplomb moral non plus, séduit souvent (bonheur à celui par qui le scandale arrive !) – le regard d’un « captif amoureux » en somme (cf. Das Zöglinsheft des Jean Genet, 1992) – nous renvoie à notre vanité, dans les diverses acceptions du mot, mais aussi à notre capacité à transfigurer la conscience de cette vanité grâce à la littérature.
Patrick Abraham
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