Sur la religion, Rémi Brague, par Gilles Banderier
Sur la religion, Rémi Brague, Flammarion, janvier 2018, 244 pages, 19 €
Pour autant qu’il soit possible d’acquérir des certitudes relatives au passé très lointain, la croyance religieuse apparaît consubstantielle au processus d’hominisation. Vers 300.000 avant Jésus-Christ, on plaçait des fleurs sur des cadavres, avant de les inhumer. Nous ne saurons jamais exactement ce que représentait ce geste, dans l’esprit de ceux qui étaient déjà des êtres humains. La religion a accompagné notre espèce tout au long de son chemin tortueux et désespérant. D’aucuns avaient pensé que la croyance religieuse appartenait au passé et qu’elle s’évanouirait à l’aube du troisième millénaire (on connaît le mot de ce grand orateur que fut le pandit Nehru : « La politique et la religion sont dépassées ; le temps est venu de la science et de la spiritualité »). Ils en furent pour leurs frais : à peine le troisième millénaire eut-il commencé que la religion s’invita dans l’actualité, sous la forme d’avions de ligne lancés au cri de « Dieu est grand ! » sur un des symboles de la modernité. Certes, les signes avant-coureurs de cette tragédie n’avaient pas manqué, au moins depuis 1979 et la révolution iranienne. Les médias firent dès lors bon accueil à des experts plus ou moins autoproclamés, invités à disserter sur les rapports entre religions et violence.
Or la phrase précédente recèle un sophisme : quand on évoque la vigoureuse résurgence des religions dans l’espace public des sociétés occidentales, on ne pense pas aux religions en général, mais à une religion en particulier, qu’on n’ose nommer, un peu comme la Peste dans la fable. La stratégie d’intimidation intellectuelle élaborée par l’ayatollah Khomeiny fonctionne à plein rendement, qui avait élaboré le concept d’islamophobiecomme un Doppelgänger, un double pervers, de la notion d’antisémitisme, avec en prime une accusation sous-jacente de racisme. Dans le contexte idéologique qui s’est mis en place en Europe à partir des années 1980, le piège s’est fermé et tous les politiciens qui ont voulu légiférer sur, par exemple, le voile islamique dans l’espace public, se sont sentis obligés d’interdire également croix et kippa, comme si ces signes (le dernier exclusivement masculin, donc sans aucun rapport avec un voile féminin) avaient le même sens.
Relativement au fait religieux, Rémi Brague est une des voix les plus autorisées et les plus pondérées, bien que, comme on le verra, cette pondération finisse par rencontrer ses limites. Sur la religionrassemble des textes publiés ou prononcés ailleurs, en français, allemand et anglais. On aborde ce genre de recueil avec méfiance, car on n’y trouve souvent que de la « marqueterie mal jointe » où abondent les répétitions. Il arrive également que, comme certains parents, l’auteur soit le seul à trouver un air de famille à ses multiples rejetons. Mais Sur la religion se révèle un ouvrage bien cohérent. Même s’il fait parfois référence aux grandes religions de l’Asie, le propos de l’auteur se concentre sur ce qu’on appelle abusivement « les trois monothéismes » (alors qu’il en existe d’autres) ou, plus abusivement encore, « les religions du Livre » (ni les Juifs, ni les chrétiens n’adorent de livres. Dans le judaïsme, l’idée de la Torah créée avant le monde ne s’est jamais imposée, même si elle a laissé des traces : « L’Éternel me créa au début de son action, antérieurement à ses œuvres, dès l’origine des choses », Proverbes 8, 22, trad. Bible du rabbinat). Entre autres bonnes choses, on lira dans ce volume une remarquable exégèse du fameux discours prononcé en 2006 par le pape Benoît XVI à l’université de Ratisbonne, discours dont un passage (en fait une citation ancienne) enflamma le monde musulman, de manière trop spontanée et trop rapide pour n’avoir pas été concertée. Les idées voyagent vite, mais pas à ce point. Un journal anglo-saxon publia un dessin montrant des musulmans hystériques en train de vociférer : « Notre religion est pacifique et nous tuerons ceux qui disent le contraire ! ». Le discours de Ratisbonne, riche et dense, traitait des rapports entre religion et raison (l’Islam n’y était abordé que de façon incidente). Pour le judaïsme, Dieu se dissimule et se manifeste dans le buisson ardent, sur le Sinaï, mais également dans les circonvolutions infinies de l’interprétation talmudique où, comme l’écrivait Emmanuel Levinas, le « problème résolu […] retombe en question dans les modulations mêmes de sa solution » (préface à L’Âme de la viedu rabbi Haïm de Volozine, Paris, Verdier, 2014, p.8). Le christianisme rencontra de bonne heure le monde grec et fit alliance avec la pensée du Logos. Il n’est pas impossible que l’Église, en tant que structure, ait été un moyen de maîtriser l’irrationalité du christianisme originel (selon la formule qu’on prête à Joseph de Maistre : « L’Évangile, hors de l’Église, est un poison »). Aucune œuvre n’est plus rationnelle que la Somme théologique. Il faut nécessairement qu’il y ait à un moment, entre Dieu, si incompréhensible, si inconcevable soit-Il, et l’esprit humain, un point de contact : « Une révélation que nous ne pourrions aucunement comprendre serait inutile, parce qu’elle serait indéchiffrable, et nous ne pourrions pas même nous apercevoir qu’elle a eu lieu » (p.97). Le propos de Rémi Brague est admirable de réflexion, d’érudition et de modération. Sa pensée est forte parce qu’elle refuse la polémique inutile. Le matériau est explosif et l’auteur s’efforce de demeurer sur le terrain des faits scientifiques. Cependant, quels que soient ses efforts pour mettre sur le même plan judaïsme, christianisme et islam, on ne peut s’interdire d’apercevoir des différences criantes entre, d’une part, les « faux jumeaux » (André Paul), unis par des liens complexes, que sont judaïsme et christianisme, et de l’autre l’islam, qu’il s’agisse du rapport à la raison, à la violence, à la politique, voire du discours sur Dieu Lui-même. Passés les temps bibliques, il n’existe qu’un seul cas documenté de violence exercée par des Juifs sur les tenants d’une autre religion. L’islam est soumission absolue. Dans la Genèse, en l’invitant à nommer les créatures vivantes, Dieu donne à l’homme la responsabilité d’achever la création (idée cardinale du judaïsme – Dieu nomme les étoiles, Psaumes 147, 4). L’épisode est inversé dans le Coran, où Dieu indique à l’homme les noms des animaux (II, 31). Le Coran reprend la célèbre injonction talmudique selon laquelle « celui qui sauve une vie sauve un monde entier » (Sanhédrin37a – commentaire concis et lumineux dans le livre du rabbin Haddad,Citations talmudiques expliquées, Paris, Eyrolles, 2017, p.140), mais l’assaisonne d’une exception à un tel point élastique qu’elle l’annule littéralement. C’est bien ainsi qu’il faut concevoir l’islam : comme une annulation du judaïsme et du christianisme.
La thèse de Rémi Brague, selon laquelle « le christianisme est la seule religion qui ne soit qu’une religion et rien d’autre. Toutes les autres religions ajoutent au religieux une dimension supplémentaire » (p.40), tantôt morale, tantôt politique ou juridique, mérite d’être débattue. La morale chrétienne est infiniment complexe, comme on s’en aperçoit en lisant d’anciens traités de casuistique (dont l’attention portée au plus petit détail finit par rejoindre le raisonnement talmudique). Même le protestantisme, qui s’en remet à la Providence et minore, voire nie l’action humaine concrète (les « œuvres ») possède une morale exigeante. M. Trump, homme d’affaires accompli qui, à un âge où d’autres prennent une retraite bien méritée, s’est lancé dans un improbable combat politique, qu’il a remporté contre toute attente et face à des obstacles qui eussent découragé n’importe qui d’autre, illustre de manière paroxystique les vues de Max Weber. Il a existé avant Bossuet une « politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte », inspirée d’ailleurs plus par l’Ancien Testament que par le Nouveau. Comme l’a montré Carl Schmitt (La Notion de politique, III), l’ordre donné par le Christ,« Aimez vos ennemis » (Mathieu 5, 44 et Luc 6, 27), n’est pas de nature politique ; il s’applique à l’ennemi individuel et non à l’adversaire collectif. « L’alliance égarée » dont parle Michaël Bar-Zvi a été sculptée sur la façade de Notre-Dame de Paris, avec les vingt-huit rois d’Israël.Lors du sacre de nos rois (en France, c’est le sacre qui a longtemps fait le roi, et non le seul lignage), au moins deux étapes du rituel étaient reprises à l’Ancien Testament : d’une part, la réclusion et le sommeil du roi, au palais de l’archevêque de Reims, qui renvoyaient à l’épisode du premier livre de Samuel (10, 20-25), où l’on voit Sh’aul appelé à la royauté se cacher ; d’autre part l’onction du saint chrême (Exode 19, 21 ; 29, 7 ; 30, 25 ; 40, 15 ; Lévitique 8, 12 ; 1 Samuel 9, 16 et 16, 13), que Clovis, le premier, avait reçu lors de son sacre à Reims (Bernard Basse, La Constitution de l’ancienne France, Bouère, D.M.M., 1986, pp.102 et 146). Il s’agissait d’emprunts délibérés à la Bible. Nous n’étions pas dans le cas des Romains qui répétaient des rituels dont ils ne saisissaient plus la signification et qui ne se sont éclairés qu’au XXesiècle, grâce à des comparaisons avec le monde indien. Si l’on adopte le point de vue catholique, que faire de l’Église, avec ce que les manuels de théologie appellent ses « notes » ? Que faire de l’Église en tant que communauté juridique régie par le droit canonique et source d’une « doctrine sociale » conçue pour défier le messianisme marxiste ? Ces interrogations ne diminuent pas la valeur d’un livre de haute pensée.
Gilles Banderier
Membre de l’Institut, Rémi Brague est professeur émérite de philosophie à la Sorbonne et à l’université Ludwig-Maximilian de Munich. Il est l’auteur d’une vingtaine d’essais.
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