Sur Jejuri d’Arun Kolatkar (par Patrick Abraham)
C’est un événement que la traduction en français par Roselyne Sibille, dans une belle édition bilingue (1), du court recueil d’Arun Kolatkar, Jejuri, sorti en anglais en 1976 et récompensé par le prestigieux Commonwealth Poetry Prize en 1977. Jejuri est une petite ville de l’Etat du Maharastra, dans l’ouest de l’Inde, à deux cents kilomètres de Bombay et à cent cinquante kilomètres de Pune environ, où est vénéré le dieu Khandoba, considéré comme l’une des manifestations locales de Shiva.
Qu’on ne s’attende pas dans ces trente-et-un brefs textes à la rare ponctuation à trouver une Inde conforme aux clichés usuels. Ce ne sont ni des slums misérables, ni des émeutes interreligieuses, ni des yogis impavides méditant sur les ghâts d’un fleuve sacré qui captivent Kolatkar mais, précisément, ce qui ne retiendrait sans doute pas l’attention d’un littérateur trop prévenu ou d’un voyageur en mal d’exotisme.
Kolatkar s’est rendu à Jejuri en 1964 avec son frère et un ami, en bus, avant d’en repartir en train : un rayon de soleil sur la tempe du chauffeur ou d’un prêtre ; l’oreille noire d’un chien ; une canalisation ; un short qui sèche sur une porte ouverte ; l’entrée d’une étable prise un instant pour celle d’un temple ; la main tenace d’une mendiante ; un papillon ou un rat ; un placard « plein / de dieux d’or en rangées ordonnées » ; un tas de pierres ; un autre chien ou un éventaire de thé dans la gare – voilà ce qui nourrit, pour notre étonnement d’abord puis notre enchantement, sa distillation poétique.
Kolatkar (1932-2004) n’est plus un inconnu depuis longtemps en Inde même s’il est resté un auteur un peu underground et il est heureux qu’après Kala Ghoda (Poésie/Gallimard, 2004), les lecteurs français aient accès à son œuvre, relativement brève mais d’une densité et d’une force extrêmes. J’ignore quelles furent ses idées religieuses, son rapport au « divin », s’il parcourait en sceptique définitif un lieu de pèlerinage comme Jejuri, où la dévotion, comme le souligne ici et là le recueil, n’est jamais éloignée de la cupidité, ou s’il était touché, ainsi que j’ai pu l’être à Bhubaneswar ou à Bénarès, au milieu des foules ferventes, par ce qu’il voyait. On devine en tout cas dans « Une entaille » ou « Makarand » une distance ironique : « qu’est-ce qu’un dieu / et qu’est-ce qu’un caillou / la ligne de séparation / si elle existe / est très mince / à jejuri / et tout autre caillou / est dieu ou son cousin » ; et : « Enlever ma chemise / et entrer là-dedans pour faire une puja ? / Non merci. / (…) Je resterai dans la cour / où personne ne sera dérangé / si je fume ».
Arun Kolatkar a fait l’essentiel de sa carrière professionnelle dans la publicité à Bombay et a également publié en marathi. Allen Ginsberg l’admira. Son écriture, on l’aura compris, si elle n’est pas à proprement parler réaliste et moins encore sociologique, si elle fuit le lyrisme, si elle n’assourdit pas par son emphase et limite ses moyens (les majuscules en début de phrase ou pour les noms propres sont souvent omises), est matérielle et volontiers lapidaire dans son expression : ce sont les choses, au sens le plus élargi du mot, dans leur opacité têtue et leur incongruité, mais aussi leur profondeur cachée, et le réel dans sa variété inépuisable et sa fugacité, qui l’intéressent – et en cela ces pages répondent peut-être à leur manière aux exigences formulées par Roger Caillois dans Les Impostures de la poésie (2) et à ses réflexions éclairantes sur la Lettre de Lord Chandos de Hofmannsthal.
Je suis ravi, pour des raisons personnelles, que la figure de Chaitanya, le grand mystique bengali de la bhakti qui est passé à Jejuri en 1510, apparaisse dans deux des textes du recueil (« arrête / dit chaitanya à une pierre / dans le langage des pierres / efface la peinture rouge de ton visage / je ne trouve pas que cette couleur t’aille bien / je veux dire qu’est-ce qui ne va pas / avec le fait d’être une pierre quelconque »). Ses pérégrinations à travers l’Inde avec son disciple-compagnon Jagannath Das [si l’on en croit Saleem Kidwai et Ruth Vanitha (3)], m’intriguent.
Patrick Abraham
(1) Editions Banyan, 2020, Introduction Annie Montaut, glossaire préparé par Andy McCord
(2) Gallimard, 1945
(3) Same-sex Love in India, Macmillan, 2000
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