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Sur Huysmans et une exposition (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham le 28.06.23 dans La Une CED, Les Chroniques

Sur Huysmans et une exposition (par Patrick Abraham)

 

L’Œil de Huysmans, Manet, Degas, Moreau… Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg, septembre 2021, 43 pages (hors-commerce)

 

« Concentrée, les yeux fixes, semblable à une somnambule, elle ne voit ni le tétrarque qui frémit, ni sa mère, la féroce Hérodias, qui la surveille »

(À Rebours, chapitre V (1884)).

 

1. L’œuvre de Huysmans n’est pas méconnue. Ses romans sont réédités avec constance, un volume de la Bibliothèque de la Pléiade lui a été consacré en 2019 et la Collection de Poche Poésie/Gallimard a rendu accessibles les poèmes en prose du Drageoir aux Épices et les Croquis parisiens.

Pourtant, Huysmans n’occupe tout à fait pas la place qui devrait être la sienne. Tant mieux : nos auteurs favoris nous sont d’autant plus chers que peu nombreux sont leurs fidèles, et que leur culte se pratique à l’écart. Les admirateurs de Huysmans partagent souvent les mêmes manies. Ils aiment les poètes oubliés, l’obscurité des vieilles églises et les bizarreries de la syntaxe.

Le trajet de Huysmans, des premiers récits naturalistes et des Soirées de Médan (1) à la trilogie de la conversion, qui a guidé mes pas en diverses circonstances, a de quoi déconcerter.

Il a rôdé, sur son chemin vers l’Église, dans des parages ténébreux : je ne longe jamais les tours de Saint-Sulpice sans penser à madame Chantelouve, au chanoine Docre et à l’accordant Carhaix ; je ne songe jamais à l’accordant Carhaix sans longer, par la pensée, les tours de Saint-Sulpice.

Le catholicisme intempestif des dernières années, prédit par Barbey d’Aurevilly et nourri par un Moyen Âge réinventé, annonce Bloy et Bernanos. J’ai lu L’Oblat près de l’abbaye d’Igny.

Une autre ligne, plus suggestive encore, conduit vers Wilde et Lorrain. Dans Le Portrait de Dorian Gay, dans Monsieur de Phocas, l’ombre de des Esseintes est envahissante : il m’est arrivé de me prendre pour Jean de Fréneuse.

 

2. L’exposition du Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg, L’Œil de Huysmans, n’a été visible qu’un mois, à l’automne 2020, en raison du confinement sanitaire : on peut le regretter. Une élégante plaquette a été publiée à l’occasion.

Cette exposition a permis d’attirer l’attention sur l’importance de l’image dans l’œuvre de Huysmans – sur l’aspect puissamment sensuel, puisque toutes les perceptions y sont convoquées, mais d’abord pictural, de cette œuvre, non seulement parce que les références à la peinture y sont nombreuses, parce que Huysmans, que l’on a supposé descendre du paysagiste hollandais Cornelis Huysmans, fut aussi un critique d’art intransigeant et qu’il fréquenta les artistes de son temps, mais parce que son écriture elle-même, très travaillée comme celle de Pieyre de Mandiargues cinquante ans plus tard, à travers la richesse exemplaire et la précision du vocabulaire, à travers le goût des mots rares qui frappent comme des taches de couleur et des inventaires, à travers l’épaisseur de la phrase, aurait-on envie d’ajouter, comme on parle de l’épaisseur d’une palette, est métaphorique – parce qu’elle donne, en permanence, à voir et à sentir.

On pourrait qualifier Huysmans, sans exagération, de réactionnaire. Il était, comme Lorrain, modérément démocrate ; il n’avait pas la vénération du « progrès ». L’industrialisation de l’art et de la littérature, les bondieuseries de ses confrères dévots et le mercantilisme généralisé suscitèrent ses sarcasmes. Ce parti-pris réactionnaire s’accompagne par bonheur d’une vive curiosité envers les formes artistiques les plus novatrices.

De même, comme chez Baudelaire, son rapport à la modernité urbaine se caractérise par son ambiguïté : si elle le heurte par sa laideur lors de ses flâneries, elle le captive tout autant. Son attachement à la Bièvre et à ses berges l’illustre (2) : la défunte rivière, empuantie et salie à cause des tanneries, des mégisseries et des abattoirs qui la bordent, symbolise ce que le mouvement de l’histoire saccage ; elle l’émeut donc, malgré sa mauvaise réputation, par sa fragilité menacée.

Un arbre malingre devant un mur dont la peinture s’effrite ; une affiche déchirée ; un caboulot minable ; un promeneur solitaire qui médite on ne sait quelle rancœur ou quel secret triomphe ; il pleut : scène huysmansienne.

Carco s’en souviendra.

 

3. On reconstitue, grâce à la plaquette mentionnée, ce que fut cette exposition – ou on y rêve : des photographies d’Eugène Atget et de Nadar aux gravures de Félicien Rops ; de L’Absinthe de Degas et des Raboteurs de parquet de Caillebotte à la Galatée de Gustave Moreau et à l’Araignée d’Odilon Redon ; d’un calice de Johann Georg Pick à une boîte à poudre de riz du début du vingtième siècle ; d’une Vierge au jardinet d’après Rogier Van der Weyden à la « fontaine d’encre » de Su-Mei Tse, née en 1973 (sa commissaire Estelle Pietrzyk et son conseiller Robert Kopp ont souhaité ouvrir l’exposition à l’art contemporain), le parcours proposé, dans sa bigarrure apparente, dans son unité profonde, ni chronologique ni illustratif ni même thématique mais analogique, pour reprendre une épithète baudelairienne, a voulu sensibiliser le visiteur à l’univers intime de Huysmans ; il l’y a fait circuler pour qu’il s’imprègne, par des images, de son imaginaire, et qu’il se le figure, le dirigeant ainsi vers la découverte (ou redécouverte) des livres.

Si Huysmans y a gagné deux ou trois lecteurs ; si ses inquiétudes et ses emportements ont résonné jusqu’à nous – il faut s’en féliciter.

 

4. Le personnage principal de Soumission de Houellebecq est un universitaire spécialiste de Huysmans : on a d’ailleurs reproché à l’auteur sa platitude. Houellebecq est-il huysmansien ? Comme pour Huysmans, les romans de Houellebecq manifestent un refus radical de pactiser avec l’époque, qu’il déteste tout en jouissant littérairement de sa détestation, sans laquelle toute l’œuvre s’effondrerait.

Chez l’un comme chez l’autre, surtout, le regard sur la sexualité masculine (sur l’hétérosexualité en l’occurrence quoiqu’on repère dans À Rebours de vagues attirances garçonnières) n’est pas réjouissant : célibataires moins par choix que par nécessité (3), les personnages de Huysmans, le Folantin d’À vau-l’eau comme des Esseintes et Durtal, bandent mal.

On notera cependant une différence : le style de Huysmans, par sa singularité contrôlée, est une arme d’insurrection (ou de sécession ?) contre les hideurs et la bêtise de son siècle ; Houellebecq, hélas, écrit « comme tout le monde ».

Mais « écrire comme tout le monde », après tout, en une période où la notion même de style devient inadmissible : marque de fabrique ?

 

Patrick Abraham

 

(1) La nouvelle, Sac au dos, dans ses deux versions de 1877 et de 1880, qui évoque la mobilisation de 1870, est une merveille de cocasserie sinistre ; elle rendra antimilitariste le plus belliciste des lecteurs.

(2) Lire La Bièvre (1890).

(3) Lire Huysmans, le Diable, le célibataire et Dieu, de Jean Borie (Grasset, 1976).

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