Sur Âmes d’automne de Jean Lorrain (par Patrick Abraham)
La situation de Jean Lorrain, dans notre paysage littéraire, est singulière : ni franchement visible, ni vraiment invisible. On l’évoque ici et là quand on s’intéresse à ceux qu’il croisa, dont il se moqua, avec qui il se brouilla, qui le détestèrent. On cite des anecdotes où il eut rarement le beau rôle. On s’attarde sur des faits biographiques, toujours les mêmes, comme son célèbre duel avec Proust en février 1897 après la publication des Plaisirs et les Jours et ses insinuations venimeuses (selon Proust) sous le pseudonyme sans mystère de Raitif de La Bretonne, dans un article du Journal. On le révoque parfois pour sa misogynie supposée, son antisémitisme imbécile, son aristocratisme de pacotille. On ne le lit guère. Et c’est dommage : le recueil de nouvelles Âmes d’automne (1898), réédité en 2015 par Le Chat Rouge, nous rappelle qu’il fut à sa façon, sinon un écrivain majeur (l’œuvre est trop disparate et inégale pour cela), du moins un écrivain mineur de première importance – si tant est que ces nuances fassent sens.
Soulignons d’abord le magnifique travail des Editions du Chat Rouge, fondées en 2002 par Jean-Luc Catanzaro, et dirigées aujourd’hui par Gérald Alvarez et Ivan Puiatti, qui fêtent leurs vingt ans, l’âge des fougueuses promesses, de l’assurance insolente ! Outre Âmes d’automne, quatre autres ouvrages de Lorrain nous ont été rendus accessibles grâce à elles (La Mandragore en 2005, Contes d’un buveur d’éther et Le Crime des riches en 2010, Monsieur de Bougrelon en 2014). Nous n’avons découvert cette impeccable maison que récemment et nous nous en félicitons puisque notre bonheur, retardé, ne s’en avère que plus vif. Les livres sont beaux, élégants dans leur graphisme, agréables à feuilleter, à ranger sur un rayon de bibliothèque. Le catalogue, où l’on note la présence des Poètes maudits de Verlaine, des Excentriques de Champfleury, de Judith Gautier (fille de Théophile et épouse mal lotie de Catulle Mendès) et du comte de Montesquiou-Fezensac, le modèle présumé (et transfiguré) de des Esseintes, de Charlus et du duc de Fréneuse, enchante. Longue vie au Chat Rouge.
Pour l’état civil, Lorrain naquit Martin Paul Duval en 1855, fils d’un armateur aisé de Fécamp ; sa mère, très aimante, lui survivra. Mais en littérature les lignages, fantasques, défient les lois biologiques : les véritables géniteurs de Lorrain, ses nourriciers en tout cas, se nomment Barbey d’Aurevilly, dont l’on retrouve des traits chez Monsieur de Bougrelon, et Baudelaire. Le divin Marquis serait un aïeul scandaleux, Huysmans un frère aîné admiré et Swinburne et Wilde des cousins d’outre-Manche. Si ses romans méritent qu’on les tire de l’oubli (Monsieur de Phocas en particulier, qui éblouit André Breton à dix-sept ans), si ses vers ne sont pas négligeables (1) bien que leur sage formalisme et leur parnassisme désuet détonnent en une période de bouleversements mallarméo-rimbaldo-ducassiens, c’est surtout dans ses contes que Lorrain déploie le meilleur de son art avec ses phrases ondoyantes, séductrices, son vocabulaire volontiers faisandé (comme chez Huysmans, justement), ses provocations calculées, sa maîtrise de la narration et son usage étrange, obstiné de l’imparfait (que nous avons signalé dans une chronique précédente) tandis qu’on attendrait, en bonne logique grammaticale, le passé simple.
L’automne est une saison poétique, donc créatrice, qui exacerbe les désirs, les « vices », comme on disait au XIXème siècle, tenus en lisière le reste de l’année. Les ruelles fangeuses, les prompts crépuscules, les averses cinglantes, par contraste, dans l’angoisse de l’hiver prochain, attisent les ardeurs, effacent les inhibitions, révèlent ce qu’on voudrait cacher au public et, souvent, à soi-même : les brefs récits rassemblés dans le recueil, composés entre 1890 et 1893, nous en fournissent la preuve, auxquels se joint une novella plus ample, « Sonyeuse » (2), où l’attrait de Lorrain pour le bizarre, dans l’acception baudelairienne du terme, se manifeste sans lourdeur malgré deux ou trois négligences stylistiques (produisant beaucoup pour des raisons alimentaires, il lui arrivait d’écrire trop vite), et où s’exprime sa connivence avec des peintres de son époque comme Antonio de La Gandara, dont il fut l’ami et qui le portraitura.
Lorrain vomit les tièdes, les « bourgeois », les honnêtes gens. Ne l’intriguent, pour ses intrigues (le mot est éloquent !), que les hommes et les femmes, quelles que soient leurs origines, qu’une toquade, un caprice indomptables ont fait sortir de la masse. Ces caprices, dont nous ne dévoilerons pas la nature, que nous ne résumerons pas, pour s’accomplir, au risque de la perdition, ont leurs lieux favoris : casinos de la côte normande vidés de leurs habitués, pluies et vents revenus ; grands magasins ; parcs et cimetières ; « coins de Seine » ; bastringues des faubourgs et cafés des boulevards ; boudoirs confortables et tables d’hôtes mal famées. Ils ouvrent des brèches dans la normalité vertueuse, mettent à nu des plaies camouflées, font vaciller des certitudes et les personnages qui y succombent, soudain, comme chez Poe et Villiers de L’Isle-Adam, s’exaltent et basculent de l’autre côté – celui de la « folie », de l’idée fixe envahissante, le seul côté qui ait passionné Lorrain et dont il fut, au cours de sa rapide existence gaspillée sans remords, un illustre représentant.
Lorrain mourut en 1906, quelques semaines avant son cinquante-et-unième anniversaire, d’une perforation intestinale, esquinté par l’éther, la syphilis et une vie frénétique, n’ayant cessé de narguer dans ses livres et par son fiel et ses extravagances un monde bien-pensant dont il soutenait cependant l’ordre politique. Il hantait autant les salons que les berges dangereuses et les établissements spécialisés où sa soif d’encanaillement et son goût pour les apaches (comme Pasolini avec les ragazzi des borgate romaines) pouvaient se satisfaire. Ce goût ne s’affiche jamais dans son œuvre. Il s’y dissimule, épars, transparent pour qui sait voir. Eekhoud, Carco et Cocteau (on le devine dans des textes de jeunesse) ont lu Lorrain, y ont puisé. Escal-Vigor, Jésus-la-Caille et Le Livre blanc, par leur audace, donnent à certains de ses récits, de nos jours, un air de frilosité – comme on aimerait qu’il aille plus loin, désigne ce qui l’obsède, ose énoncer enfin ce qui lui brûle les lèvres, et la plume ! Mais sans les nouvelles et les romans de Lorrain, ni Escal-Vigor ni Jésus-la-Caille ni Le Livre blanc n’eussent peut-être jamais été écrits.
– Et Notre-Dame-des-Fleurs ?
Précieux, prudent dans l’imprudence comme imprudent en ses prudences, maniéré et maniaque pour notre ravissement, Lorrain demeure, avec Âmes d’automne et ailleurs, mieux qu’une curiosité, un précurseur essentiel.
Patrick Abraham
(1) Cf. Poésie complète, Editions du Sandre, 2015.
(2) Une version plus courte de la nouvelle, La dame en vert, apparaît dans les Sensations et Souvenirs de l’auteur (1895).
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