Suites, Roman fleuve, Bruno Fern (par Philippe Chauché)
Suites, Roman fleuve, mai 2018, 162 pages, 14 €
Ecrivain(s): Bruno Fern Edition: Editions Louise Bottu
« Et c’est parti : à la guêtre comme à la grêle, à la guigne comme à la gloire, à la glu comme à la gagne, à l’agrippe comme à la garde, à la gale comme à la glaise, à la glace comme à la gerce, à l’aggrave comme à la grise et à la gueule comme à la gorge où il est pris ».
Suites s’ouvre sur un départ à la guerre, départ pour le front des bords de l’Adour, entre Gascogne et Pays Basque. Départ pour la canonnade – la respiration de l’océan (Cendrars) – la cendre, la boue, la peur, les rats et la pisse dans le falzar (rouge garance) et les copains plombés à 2-3 mètres, et en un rien de temps, il s’incorpore à la chair de poule & à canon. Il lance ses mots en basque, comme une pelote de cuir, pour se souvenir qu’il est encore vivant, ou qu’il est en colère, puis il revient au pays, mais il n’est plus le même, il ne chante plus pour ses espadrilles. Suites n’est pas un énième roman sur la Grande Guerre, mais tout autre chose, une esquisse, une fugue qui se joue de la géographie et de la langue qui virevolte comme La Nive à sa source, un cahier romanesque où l’on croise Apollinaire, autre trafiquant de mots et de résonnances, Cendrars, et l’Odyssée. Bruno Fern sait que la mémoire est fragile, qu’elle se dissout facilement et que pour la saisir, il faut la romancer, la transformer, la provoquer, la faire bondir, et la laisser s’envoler.
« Un matin donc, ayant lu tous ses mails, il met se en route dans la fiction et le cri neufs, douillettement engoncé dans son fauteuil ergonomique à dossier articulable et avec sa langue chargée comme on a pu le constater jusqu’à en être parfois pâteuse. Allez, allège, fais allégeance au moindre courant d’air ! ».
Suites se poursuit par des faux départs, des résurgences, des grilles de phrases croisées, des improvisations très contrôlées, des collages, des chants qui résonnent. A la manière de ces improvisateurs basques qui se relaient et se répondent en chants versifiés et que l’on nomme là-bas bertsolari, jeux d’adresse et de mémoire. Suites se nourrit de registres et de photos, à l’école, sur le front, pour en préparer d’autres, alors, il faut écouter, tendre l’oreille et avoir l’œil agile : Eux aussi sont parés pour en découdre, avec cagoules de fantômes et bérets enfoncés par-dessus, tous assis en rang de piments d’Espelette et les bras croisés comme sur la photo d’une classe qui vivrait éternellement dans la clandestinité. Suites ou les aventures de M. M., Monsieur Maladroit, il provoque un mot et une phrase surgit, un peu comme un musicien ouvrant grand ses partitions et qui au bout compte, s’en passe, mais la trace subsiste.
« Là, il s’imbibe et se regonfle dans le bleu océanique d’une mosaïque, attiré à une profondeur qu’il ne parvient pas à sonder avant de découvrir le menu grand ouvert dans ses pinces et le serveur dont la patience est remarquable ».
Bruno Fern est un joueur, dans ce petit livre aux mille entrées, comme l’on dit les Mille et une nuits, il saute d’une case à l’autre, d’un court chapitre à une phrase, trouve des concordances, se joue des écarts, tire des bords, invite de très courtes histoires, qui se demandent ce qu’elles font là, fait pleuvoir des livres, invente des catalogues qui pourraient illustrer un mode nouveau d’emploi de l’Oulipo. Il détourne des sentences littéraires, sans jamais oublier l’aïeul combattant, qui a appris, il nous l’assure, à pioncer dans toutes les postures, ce petit roman aux histoires déglinguées se lit aussi dans toutes les postures.
Philippe Chauché
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