Suicide, Edouard Levé
Suicide, 112 pages, 4 €
Ecrivain(s): Edouard Levé Edition: Folio (Gallimard)Le 15 octobre 2007
Suicide est un tout petit livre de poche. Suicide est un très grand livre dont on ne se remet pas, dont on ne revient pas. Et sa légende éditoriale : la remise du manuscrit à l’éditeur P.O.L. quelques jours avant la mort par suicide de l’auteur, n’est qu’une ouverture cérémonielle.
Suicide n’est pas un tombeau, un tombeau littéraire qui proclame un nom, un vivant. De qui parle-t-on ? d’un sobre « tu » que nous voudrions à tout prix appeler Edouard Levé ? Mais nous croisons aussi un « je », celui qui dit, celui qui parle. Le suicide ici n’a pas de mode d’emploi (ouvrage cité par Levé à la première ligne d’Autoportait). Tout sera dans le flottement trouble comme dans la série de photos où l’homonymie du personnage célèbre et du quidam rend le contemplateur incertain. Le « je » et le « tu » sont comme des jumeaux (Levé a intitulé une de ses photos « autojumeaux », photo en double autoportait). En effet, ils ont étudié tous deux les sciences économiques en passant par les classes préparatoires ; ils pratiquent les mêmes sports ; ils roulent en voiture et en moto ; ils aiment le rock ; ils ont un frère et une sœur ; politiquement, ils sont écologistes ; ils sont mariés sans enfant… Mais à quoi bon savoir si c’est bien lui Levé ? Il ne reconstitue pas. Il ne fait pas acte de biographie ou d’autobiographie, de récit de vie. Il « gèle » des moments de la vie de l’ami suicidé :
Je me souviens de toi au hasard (p.38)
Certains de ces moments sont plus amples comme l’épisode bordelais de la page 44 à 58 où, au contraire, une seule ligne sera évocation (les cigarettes américaines qu’il fume).
Suicide, c’est le titre du livre, c’est le genre du texte. La parole est comme suspendue entre la vie et la mort, l’acte fondateur du texte et de l’homme renvoie au suicide, tourne autour. L’écrivain prémédite son livre et le suicidaire, sa mise à mort presque chorégraphiée. Les suicides s’emboîtent les uns dans les autres imperceptiblement et vertigineusement :
– Le suicide de l’ami « tu » dans sa cave à l’incipit.
– Le suicide sanglant du chanteur auquel assiste l’ami.
– Le suicide de celui dont l’ami rachète d’occasion les chaussures noires (p.94).
– Le suicide « posthume » du livre.
(Le) Suicide est « un livre qui me parle quand je veux. Ta mort a écrit ta vie ». Il s’agit d’un texte de parole, un long monologue-dialogue, comme une oraison funèbre sans Dieu. Le suicidé n’a pas laissé de lettre, la lettre pour que les autres comprennent. La bande dessinée ouverte à une double page, laissée sur une table, a été refermée par sa femme malencontreusement et le père ne parviendra pas à « épuiser » les hypothèses du sens en la consultant maladivement. Le suicide est « un bloc de possibilités ». L’écriture est blanche comme l’est une voix sans timbre, elle va jusqu’à l’aphasie interrogative. Quelle part du livre importe le plus ? Son corps central adressé à « tu » ou bien le recueil de tercets qui le clôt, attribué au suicidé. L’épure est en marche, tout est consigné en seulement trois vers. Basculer du mot « ta vie » p.99 à « la mort m’attend » p.112. Basculer vers soi enfin. Tout contribue à déréaliser le monde. L’ami confie des récits de rêve que « je » retranscrit par écrit comme Levé le fit avec la série de photos Reconstitutions pour ses propres rêves. Le long passage consacré à la prise d’antidépresseurs n’est pas seulement une donnée médicale mais bien plutôt une expérience de la dépossession, de la « dépression » du sens et de soi. Le suicidé se dédouble.
Le suicide convoque son « après », celui des funérailles, celui des inscriptions dorées sur la tombe, antidatées, celui des larmes psalmodiées de la mère et celui de la vie démultipliée de celui qui survit et qui reçoit la « lumière noire » du mort, qui va éclairer ce qu’il ne percevait plus.
C’est un samedi d’août que le jeune ami se tue ; viendra l’automne et celui qui lui a parlé se pendra.
C’était bientôt, le 15 octobre 2007.
Marie Du Crest
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