Sud, Didier Ben Loulou
Sud, mai 2018, 96 pages, 24 €
Ecrivain(s): Didier Ben Loulou Edition: La Table Ronde
Sous les latitudes du soleil
Ce beau livre de photographies, sans texte ni commentaire, a pour seuls référents des dates, des lieux, des localités ou des portraits. Il s’agit peut-être de perpétuation de mythes plutôt que d’images artificielles prises de l’objectif d’un appareil quelconque. Les êtres y sont partie prenante car nés de pierres qui s’effritent, corrodées par le soleil, le sel et le temps. Chez Didier Ben Loulou, la couleur porte en elle sa signification propre. La source lumineuse, irrégulière, vient de l’émission de plusieurs spectres, et il en résulte de fortes concentrations ombrées. La température des saisons se lit comme un paysage, celui du sud de notre planète. Le jaune en est la teinte-relais mais n’est pas non plus le chromatisme dominant ; cette couleur phare laisse la place à l’ambré, au blond, au safrané, à l’ocre, au fauve, au terreux et au rouge sang.
L’œil du photographe capte les éléments les plus divers de l’infime, morceaux d’arbres, de sculptures, de tombes à l’abandon, monuments démolis, objets usuels pauvres, papiers au sol, en autant de fragments que de prise directe en mouvement – un chien qui court. L’éclairage est celui du soleil, parfois du soleil couchant, sous des cieux gris-bleu, indigo, devant des mers d’émeraude. Les ombres portées confèrent aux images une intensité tragique. Les plans sont objectifs dans la mesure où les topographies des régions visitées se trouvent fortement connotées comme Jaffa, Jérusalem, Ashkelon en Israël, la Médina de Tanger, Marseille, Palerme, etc., et subjectifs par le choix des prises de vues, légèrement inclinées ou coupées à 45 degrés, le ciel plein cadre ou au contraire les gerbes du champ de blé en plan unique.
Plutôt que le jaune, l’or plus exactement, la couleur sacrée et iconique, baigne ce carnet de voyage commencé en 1984. Pour ces tirages originaux Fresson, l’auteur ne respecte pas de chronologie, ce qui est un point marquant de l’ouvrage. Ainsi, il n’y a aucune différence notoire entre le cliché d’enfants en maillots de bain en partance pour la mer ou de retour de la plage, à Marseille en 2015 et en 1988 à Jaffa, semblables à deux détails juxtaposés d’un plan-séquence ; même ciel bleu légèrement nuageux, végétation en broussaille identique, fluidité des corps bronzés et innocents. Néanmoins, une pesanteur aplatit l’atmosphère générale de Sud, depuis la mort, les cimetières, le Plongeur de Paestum jusqu’à l’instant éphémère d’un jeune garçon africain de Jérusalem consumant son mégot. Comme le notait Henri Miller dans Le Colosse de Maroussi, une pesanteur aplatit les ruines millénaires, abrite des chants oubliés d’hymnes à la beauté éternelle provenant de terres de dieux humains où les voix des défunts bruissent avec l’intensité des stridulations des cigales.
Des lambeaux de vêtements, des bribes d’écritures latine, arabe, hébraïque, des éclats de chairs bronzées où perlent des gouttes de sueur, témoignent de peuples aux racines communes et mêlées, siciliens, marranes, arabo-andalous, méditerranéens. Didier Ben Loulou les magnifie, remet au goût du jour le vieux rêve oublié des splendeurs des civilisations méditerranéennes. La chaleur écrasante, les lumières chaudes, l’activité agricole des pasteurs et des glaneuses, le repos mérité, la vacance sont instantanéisés avec sensibilité et émotion. La texture des épidermes bistres, chocolat, sont souvent d’une grande sensualité, conjointe à de la souffrance par exemple pour le migrant de Palerme aux paupières lourdes de noirceur ; donc, loin des reproductions frelatées de mannequins recouverts de maquillage, de visages masqués par les cosmétiques. Une simple étoffe ceint le corps adolescent du cavalier à cru, une jupe en corolle découvre les jambes fines de la fillette de Jaffa, et les stores du vert de l’islam du balcon de Palerme cachent l’intimité du logis.
Didier Ben Loulou redonne de la dignité aux femmes, hommes et enfants frappés de pauvreté mais ancrés dans un lignage antique. Je laisse le soin aux lecteurs(trices) de découvrir ce recueil photographique sans boussole autre que l’acuité visuelle et affective du photographe.
Yasmina Mahdi
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