Sphinx, Christine Falkenland
Sphinx, trad. du suédois par Anne Karila, 8 janvier 2014, 228 pages, 21 € (et 15,99 € en version numérique)
Ecrivain(s): Christine Falkenland Edition: Actes Sud
Obsession
Une femme, quittée par son époux, un certain Félix, apprend par une connaissance que ce dernier a refait sa vie avec une femme riche nommée Claire avec qui il a un fils, Adam.
La femme, dépitée et profondément dépressive, décide de s’introduire dans la vie de ce couple. Elle entreprend alors d’écrire de longues lettres à Claire qu’elle appelle « la deuxième épouse » pour lui révéler la vraie nature abjecte de son mari. Cependant, au fil de la lecture, on perçoit de plus en plus les failles de cette femme. Artiste ratée, extrêmement possessive envers sa fille Ma, obsédée par le prix des choses et par l’argent, elle ne cesse de ressasser, de souligner maladivement ses échecs et ses manquements. Ses parents l’évitent bien qu’ils subviennent à ses besoins. Le père de Ma la fuit. Sa fille est elle aussi perturbée, sûrement contaminée par la folie de sa mère et sa relation fusionnelle avec elle. La femme sait que quelque chose a déraillé en elle. Elle verbalise d’ailleurs son mal avec une certaine lucidité : « Il s’est passé quelque chose qui me fait perdre l’équilibre ».
Mais elle rejette la faute sur Félix et Claire :
« Vous ne pouvez donc pas me laisser tranquille ? Êtes-vous obligés d’occuper une place si importante, un espace vital tel que notre existence, à nous autres, s’en trouve restreinte et appauvrie ? Vous faut-il, par vos profondes respirations, épuiser même mon oxygène ? Vous m’avez partout imposé votre présence, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucun refuge. C’est alors que j’ai compris que je devais t’écrire, Claire ».
Ainsi, au lieu de se retourner contre Félix, objet de sa haine, elle décide de se focaliser sur son épouse et de lui déverser sa rancœur et ses ressentiments. Si le ton au départ se fait plus ou moins conciliant et rassurant, très vite il dérape. Les menaces implicites et sous-entendues deviennent de plus en plus violentes dans le choix des mots. Si au départ, la femme rassure : « Je ne te veux aucun mal, comprends-le bien. Je veux seulement m’approcher », ses propos prennent vite une autre tournure plus inquiétante : « J’émergerai de l’ombre, oui, c’est ce que je ferai. (…) Avant que la nuit tombe sur tes yeux, tu comprendras qui je suis » (page 44) ; « Ne sois pas si sûre de toi, ma petite, tu as comme adversaire un monstre en puissance » (page 128). Le lecteur suit cette correspondance épistolaire à sens unique guettant le moment où la narratrice sautera le pas et passera de l’écriture à l’action. Il sait que devant la folie de cette femme, Claire n’aura aucune chance. En effet, tout a été prémédité. La femme fréquente les salles de musculation. Elle a perdu du poids et tout son corps est fait de muscles et de membres puissants :
« Je suis beaucoup plus grande et plus robuste que toi. Depuis que j’ai commencé la musculation, mes mains sont puissantes et noueuses. Ton cou est une tige, tu es un lys. Sous ta brillante chevelure rouge bourgogne, ton cou apparaît, blanc et fragile. On peut obtenir ce que l’on désire en pressant les pouces dans le pli sur le devant ».
La scène de strangulation imaginée dans ces quelques lignes adressées à sa rivale souligne le paroxysme de la haine de la femme. Celle-ci veut briser l’orgueil et l’indifférence de Félix à son égard. Elle franchit une autre étape en décidant de les épier et de pénétrer chez ses bourreaux, violant ainsi leur intimité.
Jusqu’à l’issue tragique, Christine Falkenland s’est attelée à décrire la descente aux enfers d’une femme en proie à une folie meurtrière. Elle excelle dans les petits détails permettant au lecteur d’esquisser un portrait de son héroïne : une femme en errance identitaire, anorexique, obsessionnelle et maniaco-dépressive. Elle pare ses pages des couleurs inquiétantes de la folie. Comme des lianes grimpantes qui étouffent progressivement les plantes qu’elles entourent, la folie du personnage contamine non seulement son espace intérieur mais colonise aussi les environs. Félix, Claire, Adam en font les frais ainsi que sa fille et ses parents qui sont ici tolérés car pas encore menaçants.
Sphinx est un roman qui traite de la folie, de son étiologie à sa propagation. Cependant, tout comme son précédent Le marteau et l’enclume publié en 1998, Christine Falkenland s’intéresse surtout aux portraits de femmes aux états limites. Elle fouille leur inconscient et fait ressurgir le glauque et le poisseux dans sa prose tragique au style tantôt cru tantôt dérangeant. Sphinx est sans conteste le roman qui traduit le mieux le thème de prédilection de notre auteur.
Victoire Nguyen
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