Sphère, Didier Ayres (par Marc Wetzel)
Sphère, Didier Ayres, La Rumeur Libre, décembre 2024, 128 pages, 18 €

Quand chez un poète on ne comprend pas tout (et c’est le cas ici, comme chez Christian Guez, Raphaële George, Joë Bousquet ou Éric Sautou), on sait que, si l’auteur est honnête et profond (ce qui est aussi le cas ici), sa poésie lui est en tout cas un moyen de mieux se comprendre, et on aime alors l’accompagner dans sa propre ressaisie. Par exemple, si l’on ne saisit rien dans ce recueil qui éclaire ou justifie son titre (« Sphère »), on fait pourtant confiance, on en cherche les raisons avec lui. On y devine un vœu d’invariance, de compacité, d’égale et universelle polarité (sur la surface d’une sphère, tout point a son antipode), de suffisance et complétude. Mais tout cela, bien sûr, dans l’univers des mots : sa sphère de présence est pour l’auteur, comme pour tout être parlant, tout ce qu’il peut atteindre par langage, tout ce qu’il tient personnellement à portée d’énonciation. C’est, si l’on peut dire, sa boule active de sens, singulière (pas d’oranges ou de balles de tennis à empiler ici, il n’y aura qu’une sphère, qu’une seule bulle de monde) et cohérente (pas nécessairement homogène, mais reformant sans cesse son unité – comme si à la fois elle se protégeait du reste – en minimisant sa surface exposée au-dehors et répartissant au mieux sa propre tension – et complétait sa propre substance, comme une vie prend soin d’ajouter d’abord à elle ce qui la renforce, de densifier sa propre liberté, s’efforçant de demeurer contemporaine d’elle-même et soigner l’impulsion de son auto-navigation).
C’est ainsi l’honneur d’une vie de demeurer stable sous sa propre action (mieux vaut une digne fatigue qu’un repos infidèlement importé), et trouvant en elle, dans sa loi d’autonomie (plutôt que sur le marché de la violence ou dans le labyrinthe des lubies) la force de se vaincre. Le premier poème (sec et dense comme tous ceux qui le suivent) suggère quelque chose de ce genre :
« Seul dans le bâtiment de l’homme
Avec nos jours de fatigue
Car la grande mort ne me fait pas peur
J’ai déjà d’elle le cœur endormi
Et les siècles qui reculent
Je vois la vie et ses miroirs » (Clos, p.13)
Mais, c’est vrai, ici comme ailleurs, on ne comprend pas tout. Pourtant, l’auteur est aussi écrivain de théâtre, et, d’un esprit dramaturge, on attend volontiers une intrigue claire, de vifs dialogues, une minimale recherche de l’effet. Et sa poésie ne comporte rien de tel : on n’y suit pas d’histoire, n’y entend aucun jeu de répliques, n’assiste à aucune outrance ou emphase. Tout à l’inverse, comme on verra dans le poème très significatif qui suit, tout est en allusions, élisions (« s’apparente à plusieurs »… quoi ? « des agneaux appellent »… qui ? « découpe »… faite comment, pour qui, pourquoi ?), petits amas et grands évidements :
« Ce sombre désir qui s’apparente à plusieurs
Découpe de maints arbres violets
Sorte de chemise baptismale
Ici des agneaux appellent
Joue de ce luth de sang
Grand destin ! » (Ici, p.43)
C’est, toujours, une mince armée de constats (énigmatiques), courtes et promptes déclarations se chevauchant les unes les autres, éléments actifs nus et successifs qui sont à eux-mêmes leur propre décor. Théâtralement, une sorte de « plateau » de propositions contrastées, une courte horde d’initiatives silencieuses venues constituer, devant nous, comme un petit tableau de mots. Un pur moment verbal de présence (oui, en direct, comme sur une scène : la réalité est là seulement où les choses sont dites, et chaque spectateur-lecteur sent en lui l’égale et irradiante perplexité de tous les autres, virtuels ou réels), comme si, réunissant quelques formules dressant l’aire de jeu d’un monde pensable, l’auteur nous demandait alors : qu’en décidez-vous ? qu’auriez-vous fait de ces éléments ? quelles solutions de vie y devinez-vous ? Et c’est un théâtre en rond, une sphérique action de vivre, où tous les points équidistants voient et lisent que leur centre souffre. Car le centre caché, à l’évidence, souffre. Et les questions cruciales sont les mêmes pour tous : quelle autorité pour une vie à la mort de son père ?
« Mon père mon père
Tu gis dans les grands jardins effrayants
La vitesse céleste va
Mon père
Nous sommes au cénotaphe
Seulement pour la nuit » (Au-delà, p.38)
Ou bien : comment quitter son enfance sans la trahir, et la répéter sans se mentir ?
« L’été les théâtres d’or
Je fus chanté
Dans le triangle où brisé et couvert d’un rideau
Je pris mon enfance
Précipitée à l’égale d’un papillon
Dans ma fuite
Au nord éphémère » (Par l’enfance, p.49)
Ou encore : quel survivant méritons-nous d’être, quand un accident (ou un très sérieux tournant d’existence, comme l’auteur semble – pages 88,107 et 114 – en avoir connu à l’âge de quinze ans) aura révélé l’inanité de ce que nous sommes ?
« Ma chambre aux trois fenêtres
Dans cette maison proche de l’usine
Avant que l’on ne m’emporte dans de grands coffres d’anesthésiants
Je suis le même devant l’appareil de la nuit
La tache bleue sur mes mains
Quelle différence » (1978, p.88)
Bien sûr, cette poésie se moque de notre faim d’anecdotes (où situer ces « jardins effrayants » ? Qui dirigeait ces « théâtres d’or » ? D’où provenait cette « tache bleue » au bout des bras ?), nie nos curiosités, dépayse rudement nos attentes. Qu’on imagine, au milieu de ronronnants congrès (de géopolitique, d’esthétique, de théologie, de géométrie descriptive…) un grave – et un peu malicieux ? – orateur venant respectivement lancer : « Quel flacon pour contenir les nations ? » (p.110), « C’est la beauté qui vient avec sa robe creuse » (p.92), « Et ce qui devait être supérieur arriva » (p.31), ou « Je ne bâtirai pas d’octogones devant l’inquiétude » (p.75) !
Cet orateur (ce formulateur incisif, parfois paradoxal, toujours secret), c’est Didier Ayres, qui, même lorsqu’il se nomme lui-même au milieu d’un poème (p.28), pour dire peut-être que ses nom et prénom sont mots communs parmi d’autres, ou, à l’inverse, que toutes les choses ont et sont, autant que lui, nom propre, même alors qu’il dit constamment « je », est devant nous comme un « je » sans « moi », comme une présence au monde qui ne s’exhibe jamais elle-même comme un objet du monde. Son « je » – comme le savent déjà les lecteurs de son œuvre de critique littéraire – n’est que le moyen général d’agir, éprouver et penser (comme il faut bien un corps pour pouvoir exister), qui ne fait pourtant rien savoir de son apparence particulière, ni saisir de sa belle petite personne (on entend partout nettement ici : je n’ai rien à dire de moi, je ne suis pas venu me dire, je ne suis pas fait poétiquement pour faire le moi !). Alors pour quoi dire « je » ? Pour être simplement (mais quoi de plus essentiel ?!) initiateur de monde, cobaye actif de vérité – et ne jouant jamais de sa propre insaisissabilité – et c’est exactement ce que souhaitait marquer l’appréciation initiale : un « auteur honnête et profond ». L’intégrité morale et spirituelle, chacun le sait, se refusant à souiller, monopoliser ou caricaturer le fond des choses qu’on vient à découvrir…
« Ici les orchidées brûlent immanquablement
Ainsi que les beautés des grandes royautés
Que puis-je te donner d’un ordre supérieur ?
L’asphodèle est supérieur à la naissance
Aller en direction du néant est supérieur au vide
Car le soleil ne dort jamais » (Naissance, p.68)
Marc Wetzel
- Vu: 487