Souvenirs en marge du livre Un fauve d’Enguerrand Guépy
Un fauve, Enguerrand Guépy, éd. du Rocher, octobre 2016, 192 pages, 17,90 €)
La lecture du roman Un fauve d’Enguerrand Guépy, biographie romancée du dernier jour de la vie de l’acteur Patrick Dewaere le 16 juillet 1982, a ravivé des souvenirs lointains, ceux de ma jeunesse estudiantine au tout début des années soixante-dix, dans un Paris et une société encore marqués par les événements de mai 1968.
Le nom de Patrick Dewaere est indissociable de l’aventure du Café de la gare, celui de l’impasse d’Odessa près de la gare Montparnasse, café-théâtre ouvert en juin 1969, au slogan prometteur : « C’est moche, c’est sale, c’est dans le vent ! ». Un lieu de réjouissances implanté dans des murs qui devaient peu de temps après disparaître sous la pression des promoteurs immobiliers. Une verrue libertaire à l’esprit anarchiste, symbole d’une contestation par le rire à la France du Général de Gaulle et de Pompidou. Nous, les 18-20 ans de l’époque, on y allait pour se défouler, goûter un vent d’irrespect déjà fort éloigné des slogans révolutionnaires scandés à peine un an plus tôt. L’esprit soixante-huitard plongeait à gorge déployée dans la déconnade.
Le titre des spectacles donnait le ton : « Allume, j’étouffe », « Jaune devant, marron derrière », « Des boulons dans mon yaourt », etc. La troupe y enchaînait les sketches à l’humour souvent potache. À titre d’exemple, celui où Patrick Dewaere et Romain Bouteille revêtus de blouses blanches mimaient une scène d’opération, sketch dont l’unique but était la réplique finale où les deux faux toubibs quittaient la scène en psalmodiant « Poussez, poussez, l’escarre, Paulette ! » Fin de l’intermède poétique.
Si les garçons sur les gradins n’avaient d’yeux que pour une Miou-Miou cantonnée dans des rôles de naïves ou d’idiotes, parfaite souffre-douleur de ses partenaires masculins, un registre exploité à satiété par Bertrand Blier dans Les Valseuses, les filles ne loupaient pas une miette des performances souvent musclées de cet acteur virevoltant, la parfaite bête de scène, dont la présence imprimait un rythme échevelé au spectacle. La découverte, c’était lui… et pourtant, à vingt-deux ans, le jeune Patrick Dewaere avait déjà de longues années de métier derrière lui, ce que nous ignorions.
Deux ans plus tard, grâce à la complicité d’un ami de fac devenu depuis le président de l’Union des producteurs de films, j’assistais dans les douillets fauteuils de la salle de projection privée du Club13 à la projection en avant-première du film de Claude Lelouch L’aventure, c’est l’aventure. Une comédie qui connaîtra un énorme succès populaire, mais surtout un film politiquement incorrect où une bande de gangsters, de charlots gaffeurs, considère la politique comme du show-business et un moyen extrêmement efficace de se faire de l’argent. Des petits malins qui exploitent dans une scène burlesque l’enthousiasme de la foule en enchaînant les slogans gauchistes. Fin de la projection. Assistance, aux anges, déjà acquise. Beaucoup de potes et de jolies filles entourent un réalisateur souriant. Mondanités bon enfant, mais mondanités quand même.
Si l’irrévérence peut de fort loin rapprocher les deux univers, celui du Café de la gare et celui du cinéma de Lelouch, nul besoin de chausser des lunettes pour voir le fossé qui les sépare. Or ce sont ces deux hommes qui vont se retrouver face à face le 16 juillet 1982 pour quelques séances photos au lac du bois de Boulogne avant le tournage imminent d’Édith et Marcel.
Le réalisateur et l’acteur ont eu dans les années précédentes une carrière ponctuée de succès et d’échecs. La critique cinématographique boude Lelouch, le public a tendance à le suivre. Le cinéaste réputé pour ne s’entourer que de comédiens qu’il juge « en passe de devenir ses amis » saura-t-il établir des liens forts d’amitié et de confiance avec celui que l’on dit violent, instable, addict aux drogues et surtout imprévisible ? Quant au « fauve », il attend toujours une reconnaissance professionnelle qui tarde à venir. Une seule récompense, L’étoile de cristal du meilleur acteur en 1975 pour son rôle dans le film de Claude Miller La meilleure façon de marcher, encore la partage-t-il avec son ami Patrick Bouchitey. L’étoile de cristal, tout un symbole pour cet acteur dur et pur, à la fois exigeant et instinctif, souvent en marge ou à la marge d’un cinéma commercial. Le « fauve » hypersensible qui connaît des difficultés dans son couple et vient de confier sa femme aux bons soins de son vieil ami Coluche. Fatale erreur. Le comédien qui « vit » ses rôles plus qu’il ne les interprète, acceptera-t-il de se plier aux attentes de ce nouveau démiurge ?
Et c’est là que le livre d’Enguerrand Guépy opère un petit miracle. La journée, la dernière, l’auteur à l’instar du comédien investi par ses personnages la vit littéralement avec Patrick Dewaere et en partie avec Claude Lelouch. Pouvait-on imaginer plus bel hommage ? Tout en respectant fidèlement la chronologie des faits, tels qu’ils sont aujourd’hui rendus publics, il s’autorise à s’immiscer dans les pensées de l’un et de l’autre, crée des interférences entre leurs agissements.
Les démons de l’acteur, ses fêlures, ses souffrances tues, il les endosse, les partage, les ressasse comme un ami, un frère, qui se moule dans les tourments de celui dont il vient d’apprendre le suicide et qui essaie au-delà de la mort de le sentir vibrer en lui, à jamais vivant. À la fois audacieuse et toujours pudique, la démarche vise juste, gagne en force émotionnelle. Ce petit miracle n’est rendu possible qu’en fonction de la personnalité charismatique de celui que l’on souhaite ainsi honorer. Il « touchait » les spectateurs parce qu’il se donnait entièrement au rôle interprété et que jamais un soupçon de tricherie n’entachait ses performances. Cela se nomme aussi la grâce.
Le mystère qui entourait un Patrick Dewaere secret, méfiant du système, des médias en tous genres et surtout des journalistes, ouvre les portes à toutes les fictions. Enguerrand Guépy livre la sienne, empathique, éclatante et pure comme du cristal.
Le coup de fusil mortel a sonné le glas non seulement d’une destinée, mais aussi de nos rêves de jeunesse alors que la gauche paradoxalement prenait le pouvoir. La disparition du « fauve » remettait pour longtemps les pavés sur la plage.
Et moi, en refermant ce livre crève-cœur, de le revoir me tendre un bol de soupe à l’entracte au Café de la gare avec ce sourire où déjà pointait une infinie tristesse.
Catherine Dutigny
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