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Sous les branches de l’udala, Chinelo Okparanta, par Yasmina Mahdi

Ecrit par Yasmina Mahdi le 24.08.18 dans La Une CED, Les Chroniques, La rentrée littéraire, Les Livres

Sous les branches de l’udala, Chinelo Okparanta, Belfond, août 2018, trad. anglais (Nigéria) Carine Chichereau, 384 pages, 22 €

Sous les branches de l’udala, Chinelo Okparanta, par Yasmina Mahdi

 

Dans le roman, Sous les branches de l’udala de la jeune auteure Chinelo Okparanta (née en 1981), le récit est campé à Ojoto (état d’Anambra au Nigéria). On y découvre des espèces rares de minuscules fleurs d’ixora en formes d’étoiles, de bois d’iroko et d’udalad’anacardiers de palmiers à huile, la nourriture locale de garide pois de terre, d’akamu et de feuilles d’oka ; une belle région, où « les arbres et les buissons devenaient alors aussi irréels qu’un mirage, et le soleil une tache indéfinie dans le ciel. (…) C’était le cycle normal des choses la saison des pluies, suivie par la saison sèche, et l’harmattan qui se repliait sur lui-même ».

D’emblée, je suis pénétrée par une sorte d’écriture messianique, entrecoupée de paraboles, d’exemples bibliques, refuge contre la violence d’hommes en armes qui abolissent la tranquillité de ces paysages paradisiaques. Ainsi, la toute jeune fille igbo, prénommée Ijeoma, se remémore l’image du père disparu, une image venue d’avant la guerre fratricide du Biafra, son « odeur de la pommade Morgan », celle du « fumet doux et épicé des akara ».

Il ne reste que la prière pour conjurer la crainte de mourir pour cette communauté igbo de la Holy Sabbath Church of God, église chrétienne congrégationniste. Rappelons qu’une des raisons de la sécession historique de ce Biafra plein de douleur, a pour origine la volonté de l’ethnie igbo (en partie chrétienne et animiste), de s’affranchir de la tutelle haoussa(en majorité musulmane). Ces griefs interethniques ont été alimentés et soutenus par des puissances européennes – notamment la France à partir des années 1960 –, et l’appât du gain (le pétrole dans le sous-sol du Biafra). Jadis, des royaumes prospères, Yoruba au sud-ouest, d’Oyo, du Bénin du nord, de Kanem-Bornou, les états d’Haoussa, avaient fédéré de grands empires. Les Noks ont dominé du IIIè au VIè siècle. Le Nigéria a vu naître une urbanisation et un épanouissement artistique Yoruba, les villes-états d’Oya et du Bénin, les structures féminines très influentes de Kanem-Bornou (apogée au XVIè siècle), des cours de rois érudits musulmans, le commerce transsaharien Peuhl et Haoussa de l’empire Songhaï (au nord). L’indépendance totale date de 1960. Rappelons que le pays a été victime de l’invasion portugaise et britannique et surtout de la tragédie de l’esclavagisme, durant trois siècles.

Deux dangers guettent la famille de la narratrice : la mort par le ciel déversant des bombes et le risque d’ensevelissement dans le sépulcre du bunker. Chinelo Okparanta retrace les faits marquants de son pays, citant les chefs d’Etat successifs, les mutineries, décrit les cérémonies animistes, les pratiques des ancêtres conjointes au culte adventiste, faisant le jour sur des caractères pusillanimes, despotiques (le professeur et son épouse) ou introvertis. Écrire depuis les origines de l’enfance et de l’adolescence est une sauvegarde de la mémoire pour la jeune écrivaine, et l’ouverture vers la connaissance. L’eugénisme, la déportation, la colonisation ont fragilisé ces territoires et ont conduit à la guerre civile. Chinelo Okparanta observe la végétation qui suffoque, périt, les fleurs d’hibiscus qui se fanent, les arbres qui suintent, l’herbe qui dépérit « sous l’odeur du sang ». Toute une nature idyllique se brise sous le joug des oppresseurs, à l’instar de la nature saphique, joyeuse et tendre d’Ijeoma. Le changement d’univers de la fillette de onze ans est abrupt. Que ressort-il d’une structure brisée ? Un passé chaotique, recollé par morceaux sans suite logique, le manque de personnes chères, les rêves d’architecture du père, l’abandon, la solitude, la séparation. Plusieurs langues interfèrent dans le roman, le pidgin (langue familière), l’anglais, l’igbo, écrit en alphabet latin et l’ikwere, dialectes nigérians. La narration, comprenant sans doute des éléments autobiographiques (même si l’action se situe en 1970), permet au lecteur de s’approprier de façon intime un continent non européen, par exemple à travers les aspirations de la jeune fille et la complexité des liens familiaux.

Les leçons discriminatoires contre l’homosexualité et le « mélange des graines » s’appuient sur une libre interprétation des versets bibliques. Ainsi, la foi aveugle de la mère produit l’effet inverse, et introduit le doute dans l’esprit d’Ijeoma. La présence de son père n’est plus qu’allégorique, fantasmatique, personnifiant peut-être l’antique philosophie africaine. La figure de Dieu (irréelle) a remplacé celle du mari pour la mère, qui se transforme en juge et en pasteur, voire en inquisitrice. Le vis-à-vis de deux croyances se fait jour chez la jeune igbo Ijeoma avec, d’un côté, le souvenir des évocations paternelles d’une genèse panthéiste, et de l’autre, les menaces maternelles contre le « péché » de l’homosexualité (à ce sujet, la leçon d’exorcisme est assez impressionnante…). La déflagration de la guerre a envahi les esprits, causé le démantèlement du Nigéria, anéanti le devenir de chacun(e). Ce cataclysme a réduit un peuple entier à mendier parmi des corps décapités, pourrissant à l’air libre, débris humains jonchant le sol, des enfants hydropiques, des femmes et des hommes squelettiques, à moitié fous. Même l’armistice a un goût amer : « aucun ne reviendra d’entre les morts à la manière de Jésus. Pas de résurrection pour eux ». Et malgré tout, au fond du génocide, un tendre amour éclot, accompagné du chant des criquets, dans la luminescence des herbes et des lucioles dans la nuit. Des passages poétiques dessinent la rencontre amoureuse d’Ijeoma et d’Amina : « parfois mes yeux se posent sur un objet(…) Un tas de sable par exemple. Ou les graines marron foncé des pommes étoiles blanches. Parfois, un simple baquet de linge sale suffit à ressusciter les souvenirs. (…) le toc-toc du professeur à la porte de mon abri, la flamme de la lampe à pétrole dansant sur le bureau ».

La survie héroïque de l’adolescente ne se fait que grâce à son aptitude à raisonner, à rêver et à s’évader en se remémorant les contes archaïques de son père. Les épreuves endurées par une si jeune personne dénoncent l’abandon des nations et suscitent cette question : « Est-ce qu’ils connaissent seulement la guerre, au pays de l’homme blanc ? ». L’éducation à l’école igbo-chrétienne est stricte et hantée par l’idée de corruption, de faute, et de ce qu’elle nomme « contre-nature ». La transe conduite par « un prêtre onye ocha » (blanc), me rappelle la scène de la guérison immédiate, tout du moins un soulagement des douleurs des fidèles du film The Savage eye de Joseph Strick ; dans le roman, il s’agit d’une reconstitution-vérité de l’exaltation, de la crainte mêlées à l’extase religieuse d’adeptes et de prosélytes protestants. Donc, briser les tabous est presque impossible tant les préjugés perdurent, les discriminations de genre et de caste. Les rapports entre adultes et enfants sont empreints de déférence, de rituels précis, de contraintes à respecter (et de terreur). Sous les branches de l’udala est le récit d’une lente initiation à la compréhension de soi dans un pays rivé par les traditions et « le sens du devoir ». À la crise d’adolescence s’ajoute la difficile découverte du lesbianisme. Un dilemme cruel partage Ijeoma et sa mère, mais la répression du désir ne tue pas le désir.

Pour finir, je conclurai cette chronique sur l’état de la société nigériane – une société aux mœurs arbitraires qui autorise et rend légaux la prise de possession du corps des femmes, sans possibilité de recours, la soumission au mari et l’autoritarisme de ce dernier. Ijeoma se trouve prise en otage au nom d’un consensus social et moral. La romancière décrit la comédie de la séduction, du mariage arrangé, des rôles impartis à la femme africaine, « enchaînée à (une) vie conjugale, à cette normalité de surface ». Chinelo Okparanta en appelle à lutter contre la barbarie à l’encontre des homosexuels, et pour la construction d’une réconciliation nationale. Son discours est tantôt politique, tantôt emprunte au registre du conte. En fait, une prière de l’auteure : « Bien sûr, certaines voies du Seigneur se sont fait connaître, mais peut-être qu’il en est d’autres que nous ignorons encore. Peut-être nous suffirait-il d’ouvrir nos oreilles, notre cœur et notre esprit pour les entendre. Voilà une pensée qui me réconforte ».

 

Yasmina Mahdi

 


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A propos du rédacteur

Yasmina Mahdi

 

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rédactrice

domaines : français, maghrébin, africain et asiatique

genres : littérature et arts, histoire de l'art, roman, cinéma, bd

maison d'édition : toutes sont bienvenues

période : contemporaine

 

Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien.

DNSAP Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Master d'Etudes Féminines de Paris 8 (Esthétique et Cinéma) : sujet de thèse La représentation du féminin dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache.

Co-directrice de la revue L'Hôte.

Diverses expositions en centres d'art, institutions et espaces privés.

Rédactrice d'articles critiques pour des revues en ligne.