Sous le filet, Iris Murdoch (par Marie-Pierre Fiorentino)
Sous le filet, Iris Murdoch, Folio, 1957 (réédition de mars 1985), trad. anglais, Clara Malraux, 348 pages, 9,70 €
En 1954, Iris Murdoch enseigne la philosophie à Oxford. Son charisme et son intelligence font déjà sa renommée d’universitaire et fascinent John Bayley, qui termine ses études de lettres. Quarante-cinq ans plus tard, dans la biographie qu’il lui consacre (1), celui-ci se souvient.
Dès leur première rencontre, elle l’interrogea : avait-t-il déjà songé à écrire un roman ? Le jeune homme crut à une simple politesse car « étant philosophe, il était évident qu’elle ne pouvait s’intéresser à ce genre de choses ». Miss Murdoch, qu’il épousa deux ans plus tard, lui déclara pourtant ce soir-là « qu’elle avait elle-même écrit un roman qui n’allait pas tarder à paraître ».
Sous le filet est ce premier roman. Clara Malraux le traduit et exprime son admiration dans quelques lignes de préface où elle saisit l’essence de l’œuvre naissante : son « éblouissante cocasserie », typiquement britannique, « une bonté vraie » qui s’étend aux hommes et aux animaux et « ce ton de tranquille évidence », révélateur plus efficace des méandres du réel que n’importe quelle étude prétendument sérieuse.
Le personnage principal est James Donaghue, la petite trentaine, traducteur et auteur désargenté en quête d’un logement ou, plus précisément, d’un proche qui accepterait de l’héberger gratuitement, lui et son copain Finn, puisque tous deux viennent de se faire expulser de chez Magdelen avec laquelle James entretenait une liaison d’amitié amoureuse.
En attendant les revenus escomptés de sa traduction du Rossignol des bois, roman du français Jean-Pierre Breteuil, James dépose ses affaires personnelles chez la vieille Mme Tinckham. Il hésite à s’installer chez son ami Dave, déconcertant professeur de philosophie dont « le but principal est de dissuader les jeunes de faire de la philo ». James pourrait aussi renouer avec Anna dont il a été très amoureux et qu’il pense aimer encore. Ou chez la sœur de celle-ci, Sadie, actrice célèbre qui cherche justement un garde du corps à domicile pour se protéger des assiduités importunes de Hugo Belfounder.
Mais James évite depuis des années Hugo. Il ne connut pourtant jamais plus grande intimité qu’avec ce jeune homme habituellement taciturne rencontré lors d’un improbable test médical et auquel tout semble réussir dans la vie. De leurs interminables conversations, James avait tiré un livre, Le Silencieux, mais nourri ensuite un sentiment de culpabilité – n’avait-il pas pillé intellectuellement son ami ? – qui l’avait conduit à une rupture brutale. Ne serait-il pas temps qu’il dépasse ce sentiment pour s’expliquer franchement ? Encore faudrait-il qu’Hugo accepte. Or, il semble avoir disparu, tout comme Anna d’ailleurs. Et voilà que James apprend que son unique manuscrit du Rossignol des bois est au cœur d’un complot contre lui. Kidnapper M. Mars, star canine internationale, sera-t-il la solution à tous ses problèmes ? Ou alors occuper enfin un emploi stable ?
En quelques jours, plusieurs chassés-croisés, qui entraînent même James de l’autre côté de la Manche, constituent une sorte d’aventure initiatique dans une frénésie de doutes et de bougeotte avant que l’idée d’un avenir plus stable se profile. Selon James, « si on a de bonnes raisons pour agir, on ne devrait pas se dissuader de le faire parce que l’on en a aussi de mauvaises ». Mais comment distinguer les unes des autres ? L’entourage de James, sans malveillance mais sans pitié non plus pour ses problèmes de garçon un peu perdu, ne lui facilite pas l’exercice.
Le voilà donc entraîné dans de loufoques tribulations rythmées par des scènes nocturnes ; ne laissant pas de répit aux personnages, celles-ci produisent un effet de tourbillon dont on se demande, à chaque rebondissement, où il fera échouer le héros au petit jour. Ces scènes ne sont pas dénuées de poésie. Murdoch excelle à raconter le son des pas battant dans des rues sombres et désertées puis soudain bruyantes et lumineuses de la rumeur joyeuse d’un pub, l’étirement du temps à travers des conversations qu’aucun impératif d’heure ne limite, les sursauts de la conscience toujours aux aguets malgré l’alcool et la fatigue.
Les décors semblent participer eux aussi à l’action par le jeu des éclairages, artificiels ou stellaires. De fausses colonnes romaines dans le studio de cinéma où se tourne un péplum encadrent le meeting du leader du parti socialiste, Lefty, avant de s’effondrer dans un capharnaüm poussiéreux mais salvateur pour des fugitifs. Sous les néons, les couloirs de l’hôpital où James s’introduit en catimini sont des gueules géantes l’engloutissant puis le recrachant. La Lune, comme un projecteur complice, le met sur la trace de la femme aimée avant, traîtreusement, de la lui faire perdre.
Les nuits racontées par Murdoch ne font pas peur ; elles sont de longues ficelles qui attachent les jours entre eux. Sur l’eau, elles deviennent féériques. Le phrasé de la romancière, qu’il évoque les rives de la Tamise ou de la Seine, enchante l’obscurité. Ici, c’est le son lumineux des feux d’artifice un soir de 14 juillet qui met l’amour à portée de main. « Sous le ciel nocturne, le fleuve, maintenant noir et vitrifié, offrait un miroir dans lequel chaque lampe dressait un mât de lumière et où la conflagration, là-haut dans le ciel, laissait parfois retomber un morceau d’or ». Là, l’eau interdite du fleuve enveloppe de tiédeur régénérante les nageurs clandestins. « La nage a des affinités naturelles avec le judo. Ces deux arts dépendent de la bonne volonté qu’on met à abandonner un attachement rigide et nerveux à la position verticale ». La lecture de ce roman invite à un détachement de même nature vis-à-vis d’une existence quotidienne rangée.
« Commencer un roman, c’est ouvrir une porte sur un paysage brumeux ; on discerne d’abord très peu de choses, mais on sent la terre et on sent souffler le vent » déclare James en découvrant le dernier opus de Breteuil. Après Sous le filet, Murdoch offrira à ses lecteurs vingt-cinq nouvelles occasions de sentir la terre et le souffle du vent, tout en continuant son travail de philosophe. Clara Malraux, dans sa traduction qui a su rendre la fraîcheur de ce début, a dû être séduite autant par ce portrait de traducteur sous lequel couve le grand écrivain que par les touches impressionnistes, comme autant de scintillements sur l’eau, par lesquelles Iris Murdoch ramène chacun à son expérience sensible ou sentimentale, rendant celle-ci universelle.
Marie-Pierre Fiorentino
(1) Élégie pour Iris, Editions de l’Olivier/le Seuil, 2001.
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