Sous la plage, les pavés… Fred Vargas, par Mélanie Talcott
Il y a ceux qui aiment, qui idolâtrent Fred Vargas. Explosés d’admiration béate, ils attendent ses écrits avec la même ferveur qui en cloue d’autres des heures durant sur la place Saint-Pierre dans l’espoir que surgisse de la fenêtre pontificale, ce je ne sais quoi qui les transcenderait enfin. Les réseaux sociaux en frémissent tout vibrants d’amour. Vienne à paraître l’objet de leur désir et les voilà qui s’égaillent, se précipitent comme à l’ouverture des soldes ou comme le jour de la mise en place dans les gondoles du nouveau Nothomb, Musso, Levy, Gavalda ou Pancol. Ils s’en emparent avec appétit, le portent aux nues par anticipation, le croquent et le dévorent conquis, même si après, il leur arrive de le vouer aux gémonies comme c’est actuellement le cas pour son dernier ouvrage, L’Armée Furieuse.
– Décevant, Vargas ne fait plus du Vargas, clapotent-ils sur leur clavier. Donnons-lui une chance, elle fera mieux au prochain, on l’attend au tournant.
Il y a ceux qui ne l’aiment pas. C’est comme dans la chanson de Brel, Faut vous dire, Monsieur… Que chez ces gens-là, On n’vit pas, Monsieur. On n’vit pas, on triche… La belle Frida, ils la trouvent moche. Elle n’écrit pas, elle glose, elle bavasse. Elle cuisine, elle recette, elle trompe son monde. Dans ses polars, il n’y a rien : pas de sexe qui vous allume des orgasmes voyeuristes sur votre chaise, pas d’hémoglobine qui vous fout le frisson dans les veines, pas de meurtre tranché bien net, pas d’assassin dont la perversité pousse le lecteur au crime. Quant à l’intrigue, il ne faut même pas en parler. Échevelée, confuse, se barrant en sucette dans son improbable résolution. Même que pour faire monter la chantilly de ses navets, elle nous esbroufe avec sa connaissance d’archéozoologue et de médiéviste. Elle nous tire la bobinette de nos ignorances, d’autant plus que du passé on s’en fout. C’est mort. Elle fait sa prétentieuse. Heureusement qu’elle puise dans les mythes, les légendes et les peurs populaires ! C’est avec ça, dit-elle, qu’elle a inventé un nouveau genre : le rompol ! J’t’en foutrais moi du rompol ! Sans parler de sa bande de flics pathologiques, au premier chef cet Adamsberg et son inénarrable compassion ! Une vraie tapette ! Où elle a vu qu’il suffit de rêvasser pour que tout baigne ? Je t’en ficherais moi de la méditation transcendantale ! Va donner ce conseil de débile au commissaire Durand qui se coltine quotidiennement avec notre dure réalité sociale et ses faits divers en montée vertigineuse ! D’ailleurs, elle n’en fait même pas de critique sociale. Chez elle, tout doit être clean. Les femmes ne portent pas d’armes, elles ne tuent pas, sauf exception de l’exception. Les victimes n’ont jamais de famille, cela évite les condoléances et de gérer la douleur des proches. Les meurtriers ? Ce sont des victimes dis-donc ! Ils n’agissent que parce qu’ils se sont déviés du droit chemin, celui du Bien évidemment. Selon elle, tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil et l’Homme, naturellement bon par essence. Et que dire, mon pauvre, de la fin ? C’est systématique, elle se clôt toujours sur une happy end ! Chacun rentre chez soi un peu moins stupide qu’il n’en était sorti. Elle nous gave avec son humanisme de gauche ! Le style ? C’est une autre paire de manches, celui-là… Si se répéter en est un, si faire des phrases tarabiscotées, entrecoupées de dialogues improbables entre gens extraordinaires qui mènent une conversation ordinaire et donner dans l’intello avec le détail culturel, alors sûr qu’elle en a un de style ! Mais ce n’est vraiment pas ma tasse de thé. N’empêche qu’elle en vend des millions de ses bouquins, sans parler des traductions et des adaptations au cinéma ou des prix littéraires. Je vous le dis, moi, Monsieur, y’a plus de mérite !
Et puis, il y a ceux qui, comme moi, furent séduits à la lecture d’un premier livre, le furent moins à celles des suivants pour finalement s’ennuyer quelque peu au dernier (Quand sort la recluse). Néanmoins, l’honnêteté exige que si l’on relève en soi une empreinte laissée par un ouvrage d’un écrivain dont le succès est devenu le métier, l’on s’essaie pour le moins à en comprendre la raison.
Les romans de Vargas se déroulent et se perdent dans un labyrinthe de significations symboliques cachées et réitératives, d’où peut-être cette impression que telle une Pénélope rompue à son exercice littéraire, elle nous présente toujours le même récit, n’en retouchant que les ornements, ce qui pourrait expliquer la lassitude et la déception de quelques-uns de ses fans.
Ce n’est certainement pas faux. Mais est-ce aussi juste ? Car, l’intrigue est également le prétexte pour l’auteur à nous faire partager sa propre cosmogonie où l’imaginaire emprunte les chemins de la complexité humaine pour en décrypter l’intériorité. Elle n’est qu’une fable dont le but est d’ouvrir des territoires oniriques en nous. Pour n’en citer que quelques-uns : les grandes épidémies du passé, le cimetière londonien de Highgate, son vampire originaire de Walachie et l’amour fou de Dante Gabriel Rossetti pour son épouse Elisabeth Sidal, Hellequin et sa Mesnie, cortège de revenants maudits surgi du XII° siècle et qui certaines nuits de pluie et de vent traversent le ciel en hurlant et malheur à celui qui les croise, le trident de Neptune figurant son pouvoir maléfique, le lac Pink avec ses propriétés méromictiques (1) qui rendent impossible, faute d’oxygène, toute vie au fond du lac, ses eaux de surface à la couleur vert turquoise paradisiaque mais trompeuse et son unique habitant, un poisson de la variété épinoche, que l’on ne voit jamais.
Les concepts (le Bien, le Mal) se mêlent aux symboles (les cercles bleus : où commence ? où finit la réalité ? – la machine à rien, sorte de Pythie dérisoire) ; les mythes (le dragon des contes, Neptune et son trident, le chat Botté dit La Boule), inclus bibliques (l’Apocalypse, les Evangélistes) aux traditions populaires (la Bête du Gévaudan, les loups garous, les vampires, Hellequin et sa Mesnie) ; le langage des objets (os, bois de cerf, sucre) à la mutité significative des animaux (le chat La Boule de la brigade, le crapaud Bufo de Louis Kehlweiler, les bigorneaux qui résument l’univers de Marie, les insectes…) ; l’efficace à l’inutile (les deux montres d’Adamsberg qui ne sont jamais à l’heure) ; la lecture de l’Histoire à celle des théories scientifiques ; le passé au présent ; l’espace (Canada, Serbie, Bretagne, Angleterre, Normandie) au temps ; le chaos à l’ordre. Bref, la mystification à la démystification. Du moins, me semble-t-il…
L’univers humain de Fred Vargas est un univers clos, un univers étouffé et étouffant, dichotomique et schizophrène, où la vie joue à qui perd gagne en misant sur une arborescence de personnages masculins qui partagent à l’intime les mêmes arcanes archétypales. Ils sont tous paumés. Traumatisés émotionnels, perdus à eux-mêmes et perdus pour les autres. Solitaires, mal ou peu aimés, tourmentés, complexés, frustrés, anxieux, agités, lents ou hypersomniaques, bavards ou taiseux, obstinés ou obsessionnels, voire autistes, ils trimballent leur incommodité à vivre d’un livre à l’autre dans une espèce d’hébétude déambulatoire et circulaire, interrompue parfois par la figure tutélaire d’hommes plus âgés et supposés plus sages : Vasco vieux tailleur sans argent ; Lucio Velasco Paz qui a perdu son bras pendant la guerre civile espagnole à l’âge de neuf ans et qui soixante-neuf ans plus tard, le démange toujours à l’endroit où une araignée l’avait piqué à ce moment précis ; Armand dit Vandoosler le Vieux, épicurien fantasque, ancien commissaire mis à pied pour avoir aidé un criminel à s’échapper ; ou Louis-Ludwig Kehlweiler, l’Allemand, ancien agent très embarrassant du ministère de l’Intérieur, reconverti en électron libre des affaires non résolues, qui préfigure peut-être ce que deviendra Adamsberg dans sa vieillesse.
Les femmes ? Elles vont et viennent, parfois ne font que passer, quittent les hommes d’un silence ou d’une lettre, quelques mots bâclés, infligeant à leurs compagnons d’indélébiles balafres à l’âme. Elles sont leurs compagnes de travail et n’ont à opposer au charisme psychique de leurs collègues masculins que celui de leur pathos hors du commun. Elles sont également des lessivées de la vie au cœur tendre, putes trop vieilles pour remettre encore et toujours leur corps sur le macadam (Marthe, Un peu plus loin sur la droite et Sans feu ni lieu) ou femmes si âgées que leur séduction réside dans leur étymologiquement bien nommé curriculum vitae (Léone, l’Armée Furieuse) ou femmes si extraordinairement érudites qu’elles en deviennent lunaires (Mathilde Forestier, océanographe et mère de Camille, L’homme aux Cercles Bleus), ou encore objet de désir, telle Camille dont la présence dans l’absence est le graal d’Adamsberg. Et si elles ne portent jamais d’armes, du moins quand elle ne sont pas flics, elles n’en sont pas moins aussi des assassins, appartenant pratiquement toujours à une classe sociale aisée (2).
Mais c’est aussi un univers fragmenté, éclaté, évanescent, s’opposant et se rassemblant sur des axes relationnels duels ou trinitaires, où tout s’agence et se déconstruit, se croise ou s’emmêle, pour ne laisser à la mémoire du lecteur, du moins la mienne, que la trace de ce qui n’est pas clairement dévoilé. Rien n’est simple dans ce monde quasi arthurien.
Une fois que j’ai posé tout cela, je peux verser dans l’analyse peaufinée de Fred Vargas. Je sais le faire, cela me surprend moi-même de voir des trucs où personne peut-être ne va les chercher. Un exemple, le Wu Wei de Jean-Baptiste Adamsberg, l’art du non agir des Chinois, être vide pour être plein, écouter ce que le vacarme nous occulte pour que surgisse une réponse que l’on ne cherche pas. On appelle cela l’intuition visionnaire, la clairvoyance. Ou encore son prénom de prophète, Jean-Baptiste, l’anachorète du désert qui trentenaire revint à la vie publique pour annoncer la venue du Christ et a eu plein de disciples ensuite. Sans parler de son nom, Adamsberg, la montagne d’Adam, l’homme primordial confronté à la complexité de la vie plutôt qu’à la sagesse de l’Eternel, Adam tiré du mot hébreu Adamah, la terre labourée. Rien qu’avec ces quelques données, c’est un champ de réflexion qui s’ouvre. La lecture change de cap. Derrière l’horizon, d’autres horizons… Mais je ne le ferai pas. Trop fastidieux.
Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre pourquoi Vargas fait un buzz mondial, à tel point qu’on l’étudie aujourd’hui dans certaines universités. Pourquoi elle qui ne fiche jamais les pieds sur un plateau de télé, qui d’une interview à l’autre sert toujours la même soupe – sa sœur jumelle, son enfance, sa timidité, l’accordéon, sa profession d’archéozoologue mâtinée de médiéviste, son implication quant à la défense de Cesare Battisti ou encore sa technique éclair d’écriture –, fait-elle un bœuf dans nos chaumières ? Un mot sur sa technique d’écriture. Un an de réflexion, trois semaines de boulot et six mois de corrections. Au vu de la complexité de ses histoires et de toutes leurs clefs planquées sous le paillasson du symbolique, un jeu de poupées russes, genre tu tires un fil et c’est tout le pull-over qui vient, ou elle est très forte ou elle nous bluffe pour qu’on lui fiche la paix. Preuve est faite qu’elle sait très bien le faire. Ces bouquins ne nous racontent-ils pas des histoires que l’on a envie d’entendre et que l’on adore ? Mais les vivre, c’est une autre affaire ! D’accord, il y a les mythes, les contes, les légendes, bref tout ce qui fait vibrer à l’unisson notre mémoire collective fermement bridée par le prêt-à-penser et nous fait supposément gamberger, voire nous ramène à l’enfance que l’on n’a pas eue, celle où justement personne ne nous racontait des récits de dragon ou de revenants qui traversaient les plaines pour châtier les méchants.
Mais cela ne suffit pas à tout expliquer. Son style ? Il est ce qu’il est. On aime ou n’aime pas. Il enrobe le message. Elle use de belles formules percutantes ? Elle possède l’art de la métaphore ? Elle n’est pas la seule. Des milliers de gens écrivent et restent quasiment leur unique lecteur autarcique. Alors qu’est-ce qui emporte l’unanimité dans ses bouquins, chose que n’arrive même pas à faire actuellement le plus plébiscité de nos hommes politiques ? Elle nous parle simplement de types que l’on aimerait être ou que l’on connaît de près ou de loin. Les critiques littéraires, et les blogueurs qui reprennent à plein claviers leurs dires, affirment que les personnages de Vargas rompent avec les codes du bon polar de grand-père, tant ils sont décalés, voire déjantés. Mais par rapport à qui et à quoi ? Si ce n’est par rapport à notre appréhension intégriste de la normalité ?
Adamsberg ? C’est le mec que l’on réclame à corps et à cris. C’est celui sur qui l’on se retourne dès qu’il se pointe quelque part, celui qui sans être un canon, dégage un foutu charisme, celui que l’on voudrait être si… Rêveur impénitent, allant à son rythme, la lenteur en mouvement, se foutant comme de l’an quarante de ce qu’on pense de lui, agissant à contre-courant s’il le faut, prenant son temps pour goûter la vie et lécher ses blessures, se trompant mais se relevant sans culpabilité, puisque l’intimité de ses convictions est son seul guide. Le mec qui est partout et nulle part à la fois. Girouettant à la périphérie, il sait néanmoins toujours où est son centre, une boussole qu’il ne perd jamais de vue. Son secret ? Il écoute son instinct, ce bon sens obscur que l’on absout sous trois milles excuses justificatrices pour ne pas en user. En plus, le bougre sait gérer ses contradictions. Il éprouve de la compassion par anticipation, c’est un acquis chez lui, de celui qu’on ne déboulonne pas. On dit de lui qu’il est un bobo de gauche, tout comme sa génitrice. Un cœur un peu lâche qui voit le Bien sous chaque coup bas. Ne vous y trompez pas. Adamsberg renifle le mal chez ceux qui sont « sont habités par le Mal, par la cruauté : on ressent […] que quelque chose ne va pas dans cette personne, qu’elle génère quelque chose en trop, une excroissance […] quelque chose de monstrueux qui suppure depuis le fond de l’être […] C’est une suppuration […] et je la vois parfois suinter » (3). Mais connaissant l’homme comme la paume de sa main, il ne lui fait jamais pleinement confiance, tout en lui donnant une opportunité de se rendre compte et de changer, même s’il la sait perdue d’avance. Il n’attend rien, alors tout peut arriver, le pire comme le meilleur. Car envers et contre tout, il croit en la potentialité de tout ce qui respire, de l’être humain à l’animal. Il s’en fout, il ne juge pas. Il accepte ce qui arrive et comme ça arrive. De plus, il a presque tous les talents, la quasi totalité de ces cinq sens sacrément affinée, à tel point que lorsqu’il pose sa main sur la tête de n’importe quel être, un assassin ou un chat, Jean-Baptiste calme, apaise, endort. Mais bien sûr c’est un artiste…
Le problème ? C’est qu’aujourd’hui si on croise un spécimen de son acabit sur le trottoir, on se barre à toutes jambes, tant notre normalité bat pavillon méfiance et sécurité. Heureusement qu’autour d’Adamsberg, il y a une bande de potes que la littérature habille de ses habits de Carnaval, nous laissant ainsi le choix de nos fréquentations ! Mais Hélène Froissy, la malingre boulimique qui veille sur ses copains de flics à coups de pâtés de campagne et de flasques de cognac, est peut-être notre voisine désespérément célibataire, celle justement qui nous glisse un sourire oblique de tristesse quémandeuse alors qu’on lui tire divinement une gueule moulée aux préjugés. Tout comme Violette Retancourt, celle qui est si grosse et tellement moche que tout le monde parie pour savoir si elle l’a encore ou non, sa virginité, celle à qui l’on ne jette même pas un regard, ou alors un de mépris empreint de condescendance quand dans la rue on se marre en se poussant les uns et les autres du coude, à voir se balancer ses ébranlements de chair. Cette Violette-là, elle ne nous intéresse pas. Cela ne nous viendrait même pas à l’idée qu’elle puisse être dotée de capacités qui nous font défaut, comme celle de rassembler son énergie d’une manière tellement incroyable qu’elle réussit là où l’on échoue lamentablement, inclus de dormir debout, bien plantée sur ses pieds ou de se faire sauver la vie par un chat. On ne remarquerait pas non plus cet homme fripé qui rase les murs de son désespoir vampé au vin blanc, histoire de briser ses enfermements et d’apaiser ses tourments. On l’étiquetterait alcoolique et si on savait qu’il était flic, on penserait que c’est la rudesse du métier qui veut ça. Cela ne nous effleurerait même pas l’esprit qu’il puisse être Danglard, cet érudit obsessif, ce rationaliste cellulaire à tel point qu’il en est gonflant. En plus, cet homme qui s’occupe de cinq enfants dont certains ne sont même pas les siens, nous serait suspect. On appellerait sûrement les services sociaux ou la brigade des mœurs. Et ces trois jeunes mecs, Mathias, Marc et Lucien, mal rasés, un peu crades et débordants sur les entournures ! Vous savez ceux qui partagent une baraque pourrie au fond de la rue, qui n’ont pas d’heure, jamais un rond, volent les pommes dans nos jardins et n’arrivent même pas à payer leur facture d’électricité ? C’est que du louche ! En plus, ils vivent avec un vieux, bel homme, mais vieux tout de même, qui leur gueule dessus et les appelle les Trois Evangélistes. Ça sent la secte ! Je ne les prends jamais en stop ! Et toi ? Moi non plus ! Mais si on savait qu’ils sont trois chercheurs, trois scientifiques plongés dans la précarité de l’emploi, comme on dit éthiquement pour ne pas gueuler que la gouvernance a mal fait son boulot pour lequel on la paie, il n’y a pas à tortiller, notre attitude changerait. Et ce vieux-là, assis sur ce banc depuis des plombes, qui se lève, tourne autour, se rassoit, prend des notes, renifle les choses, et ses mains enfoncées dans son imperméable crasseux à hauteur du sexe. Qu’est-ce qu’il fait ? Il se touche ce vieux dégueulasse ! Ah, c’est un ancien fonctionnaire de l’État qui nous surveille tellement il est angoissé que quelque chose lui échappe ! Et il caresse un crapaud ? C’est son ami, le seul qui est encore capable de l’écouter… Ce vieux s’appelle Ludwig. Ouais, bon, mais c’est tout de même un Allemand. Et Clément Vauquer ? C’est le SDF qu’on abandonne au froid glacial, en croisant les doigts qu’il ne lui gèle pas les couilles, tout en se disant que pour rien au monde, on aimerait être à sa place. Marthe, la vieille pute ? Mais c’est qui celle-là ? Et puis, Monsieur, il y a aussi l’obscur, le tordu de douleur pour des raisons qui sont strictement les siennes, qui n’en peut plus de ne pas exister, à qui personne ne prête attention dans ce monde où tout un chacun fantasme d’être en haut de l’affiche. Celui qui, un beau jour pas si beau que cela pour lui, pète un plomb, prend un flingue et canarde des gosses au hasard pour le fun ou découpe une bonne femme en petits morceaux pour que l’on parle enfin de lui et qu’il s’entende respirer. Quand cela se produit, on met la tête dans le sac et on hurle d’effroi.
Mais quand cela arrive dans un rompol, avec une énigme bien ficelée, où l’on retrouve tous les ingrédients de l’épopée onirique, où le sang ne nous fait pas rougir de trouille, où le sexe torride ne nous renvoie pas à la pauvreté du nôtre, où la mort met ses gants de gala, où tout finit comme dans le meilleur des mondes, on prend notre pied. Et tant pis, si les codes, nombreux, riches, complexes et subtils que Vargas sème en abondance, passent à l’as. On se paie notre frisson pour quelques euros. Un instant. Tant notre peur de vivre est plus forte que notre peur de la mort.
Comme Fred Vargas l’écrit quelque part dans ses bouquins : « Quand on passe sa vie sur les chemins d’un pays trop petit, on a les rencontres qu’on mérite, et celles qu’on suscite et celles qu’on désire, ne te tracasse pas. Un type qui croit détenir l’explication du monde est plus dangereux qu’un tremblement de terre… »
Au final, sous les pavés, la plage…
Mélanie Talcott
(1) Méromictique : Un lac méromictique est un lac dans lequel l’eau du fond ne se mélange pas avec l’eau de surface. C’est comme s’il y avait deux lacs en un. Le premier, au fond, est constitué d’eau riche en sels et en minéraux. L’eau y est aussi plus lourde et est complètement dépourvue d’oxygène.
(2) (Emma Carnot vice présidente du Conseil d’Etat, Un lieu incertain ; Ariane Lagarde médecin légiste, Dans les bois éternels ; Juliette Gosselin propriétaire d’un bar restaurant, Debout les morts ; Gabriella, fille illégitime d’un ecclésiastique de haut rang, Ceux qui vont mourir te saluent ; Marie-Belle Hurfin, Pars vite et reviens tard).
(3) Vargas, 1996, Sous les Vents de Neptune.
Bibliographie :
Les Jeux de l’amour et de la mort (éd. Le Masque, 1986)
Editions Viviane Hamy :
L’Homme aux cercles bleus (1992)
Ceux qui vont mourir te saluent (1994)
Debout les morts (1995)
Un peu plus loin sur la droite (1996)
Sans feu ni lieu (1997)
L’Homme à l’envers (1999)
Pars vite et reviens tard (2001)
Petit traité de toutes vérités sur l’existence (2001)
Coule la Seine (2002)
Critique de l’anxiété pure (2003)
Sous les vents de Neptune (2004)
La Vérité sur Cesare Battisti (2004)
Salut et liberté ! (2003)
Dans les bois éternels (2006)
Un lieu incertain (2008)
L’armée furieuse (2011)
Bande dessinée :
(aux Editions Viviane Hamy)
Les quatre fleuves (2000, en collaboration avec Edmond Baudoin)
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