Souffles - Umma du « Livre » ou société des « livres » ?
« Vous êtes nés avec des ailes. Vous n’êtes pas faits pour ramper, alors ne le faites pas. Vous avez des ailes. Apprenez à les utiliser et envolez-vous », Djalâl-Ud-Dîn Rûmî.
Quand les muftis, les fekihs s’impliquent dans le monde du livre littéraire et philosophique, cela signifie le chaos au sein de l’espace culturel et littéraire. Le désordre dans la société des lettres et des imaginaires. Les musulmans, toutes nations confondues, depuis l’après Al-kholafa’a rachidin (l’époque des quatre premiers califes) et jusqu’au 10è siècle (4è de l’hégire), ont vécu, sur le plan intellectuel, une période riche en débats philosophiques, littéraires et religieux.
Dans ce climat propice, la société musulmane a vu naître des tendances (Firaq, pluriel de firqa) philosophico-religieuses dont la pensée a été marquée par le respect de la différence, par le courage d’idées et par el ijtihad (effort d’interprétation).
Malgré les interdits, les censures et les lapidations qui ont frappé les penseurs, les littérateurs et les religieux désobéissants, dans leurs vies comme dans leurs écrits, l’histoire des musulmans a retenu une résistance intellectuelle exemplaire face aux diverses épreuves pénibles et amères.
L’histoire a conservé, en témoignage de cette résistance, des écrits des Moutazilites, des As-Safriyas, des az-Ziyadiyas, de Mourdjiiles, des Ismaélites et d’autres. Ces tendances Firaq, dans leurs écrits, n’ont pas hésité à questionner des sujets sensibles et pointus tels « le révélé et l’humain », « le divin et le temporel », « le fatal et l’historique », « le sacré et le profane »… tout cela a été vu, lu et exposé selon des interprétations riches et plurielles du texte sacré. La création littéraire, la prose comme la poésie, n’a pas échappé à ce débat. Les créateurs faisaient partie de ce champ intellectuel. Ils écrivaient pour dépasser les remparts imposés par la société du « Livre ». Ils excellaient pour ouvrir le chemin vers une autre société, distincte, celle des « livres ». Sacrifiant leurs vies, les premiers intellectuels musulmans ont bravé l’oppresseur, ont défié les amertumes des différentes épreuves politico-culturelles commandées et imposées par le pouvoir de l’orthodoxie religieuse centrale. Ils ont appelé à dépasser l’air sociétal du « Livre Unique » vers la création d’une société « des livres ». Nous citons ici, les Abdallah Ibn el Moukaffae, les al-Hallaj, les Ibn Arabî, les al-Bastami, les Bechar Ibn Bourd, les Abou Nouas, les al-Maari, les al-Farabi, les Ibn Ruchd et d’autres.
Aujourd’hui, nos religieux fanatiques cherchent à faire de notre société une Umma du « Livre » et non une société des « livres ». Une société du « Texte » et non une société des « textes ». Cela me rappelle l’histoire du général arabe Amr Ibn-al-Ass (573-664), selon quelques historiens, lors du siège de la ville d’Alexandrie en 642, ne sachant que faire du contenu inestimable de sa célèbre bibliothèque, aurait demandé conseil au calife Omar Ibn al-Khattab (634 à 644), qui lui répondra : « Si ces livres sont conformes au Coran, ils sont inutiles et tu peux les détruire. S’ils sont contraires, ils sont pernicieux et tu dois les brûler ». Il faut retenir et relire mille fois cette histoire !
Amin Zaoui
Publié dans Liberté
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