Souffles - Écrivains jetables ! par Amin Zaoui
… Don Quichotte de Cervantès, Guerre et Paix de Tolstoï, Les Misérables de Victor Hugo, La Mère de Gorki, Madame Bovary de Flaubert, Germinal de Zola, Le vieil homme et la mer de Hemingway, (Awladou Haratina) Les Fils de la Médina de Naguib Mahfoud, L’Incendie de Mohammed Dib, Le Bruit et la Fureur de Faulkner, Nedjma de Kateb Yacine, Ana Houra (Je suis libre) d’Ihcène Abdelkaddous, Les Fleurs du mal de Baudelaire, La Colline oubliée de Mouloud Mammeri, À la recherche du temps perdu de Proust, Mawssim El Hidjra Ila Achchamal (Saison de la migration vers le Nord) de Tayeb Salih… cette ère des géants, avec tout ce qu’elle comprenait de culture de la sacralisation, est révolue. C’est fini l’ère des immortels. Mais ces géants immortels sont toujours là, parmi nous, en nous. Ces écrivains, à l’image de leurs chefs-d’œuvre ont vécu pendant des siècles. Et continuent à vivre dans le temps, tout le temps sans bords ! Ils ont traversé les guerres, les paix, les religions et les épidémies sans qu’ils ne prennent la petite ride. Les vents des modes littéraires et artistiques ont soufflé, soufflent toujours, mais les montagnes demeurent.
Ces écrivains sont présents, vivants, illuminés, lumineux, sans fatigue aucune dans les librairies, dans les sociétés des lectorats, dans les universités, dans les styles de l’écriture, dans les mémoires individuelles et collectives. Ces écrivains sont les frères jumeaux des prophètes. Visionnaires et apôtres de la rêverie humaine. Ils appartiennent aux créatures à la fois angéliques et diaboliques. Ils n’appartenaient, en aucun cas, à la « secte » des hommes ! Les hommes mangeurs des tomates et des patates ! Ces écrivains, les géants, faisaient la vie à leur manière, exactement comme à la manière de faire la fête, de faire l’amour ou de faire l’écriture. La création. Ils sont vénérés par les uns, maudits par ces mêmes uns. Dans la vénération comme dans la malédiction, ils sont lus. Relus. Ils sont célébrés par les générations successives des lectorats, et dans toutes les langues. Le temps de la sacralisation de la littérature était de même pour la musique, la chanson, la peinture ou le cinéma. On a aimé, et on continue à aimer et à rechanter, les chansons de Brel, de Cheikha Remiti, de Brassens, Mohamed Abdelouahab, Fayrouz, Elvis Presley, Oum Kalsoum, Bob Dylan, Demis Roussos, fascinés par la musique de Beethoven, de Mozart, de Tchaïkovski, de Mustapha Skandrani… Jadis, la communauté des créateurs était une société d’un capital majeur des valeurs humaines, des résistances, d’espoirs, de beautés et des souffrances. Et ceci ne relève pas de la nostalgie ! Les écrivains d’aujourd’hui sont des créateurs épisodiques, plutôt des créatures saisonnières. A l’image de leurs écrits, ils sont là pour une orpheline saison. En un maigre laps de temps et le rideau tombe. Les bagages pliés. Les chanceux parmi eux, les géants d’aujourd’hui, ceux qui habitent en permanence les écrans et illustrent par leur sourire les couvertures des magazines en couleur, leur présence ne tiendra pas loin de deux saisons ! La rentrée littéraire, chaque entrée littéraire, fait le ménage de ce qui résiste de l’an précédent ! Le balai, le frottoir et l’eau de Javel ! La désinfection littéraire ! Hop et ça recommence ! Ils sont les écrivains jetables. Des écrits jetables non recyclables ! En ce temps du virtuel, un roman déposé, exposé sur l’étalage de la librairie ne résiste pas plus de trois semaines. Un autre arrive avec le même sort dans le ventre ! Une machine vertigineuse broie l’imaginaire et moud le papier de l’imaginé ! Nous sommes dans l’ère du livre fast-food ! On mange les livres, on ne les lit pas. Comme avec le livre (roman et poésie) la chanson, le cinéma et le théâtre, ces créations, à l’image du temps culturel qui court, sont condamnées par la férocité de la consommation et la philosophie de la hâte ! Mais les géants, les immortels d’hier sont toujours présents ! Ils nous hantent.
Amin Zaoui
Souffles in "Liberté", Alger
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