Souffles 9 - Comment aimer la lecture ?
Souffles in "Liberté"
… Un jeune bien branché m’a posé la question suivante : que dois-je faire pour aimer la lecture ? Une question problématique, embarrassante et dérangeante. Je ne possède pas de réponse, ni pédagogique ni psychologique. En revanche, je lui ai raconté mon cheminement avec les livres et la lecture. À mes yeux, on n’enseigne pas l’amour, ni celui des femmes ni celui des livres, comme on enseigne les mathématiques. Mais on tombe amoureux des femmes et des livres. En réponse à la question : que dois-je faire pour aimer la lecture ? Je me suis interrogé : quand et comment suis-je arrivé à la lecture imaginative et culturelle. Quand et comment suis-je tombé amoureux !? La réponse à cette question n’est pas non plus claire dans ma tête. Certes, cela s’est passé bien longtemps avant d’entamer le chemin de l’écriture. D’ailleurs, l’écriture n’est que l’autre face de la lecture. Durant toute ma vie, scolaire et universitaire, il est sûr que ce que j’ai appris des bibliothèques est plus important que tout ce que j’ai ramassé, pendant de longues années, des bancs d’écoles et d’amphis. Une bonne bibliothèque est meilleure qu’une école. Là où je passais, là où je séjournais, mes lieux préférés étaient les bibliothèques. J’aime les anciennes bibliothèques, avec fonds classiques, ornés de fascinantes éditions marquées par le charme de leurs couvertures artisanales. Les bibliothèques ont leurs odeurs et les bibliothécaires aussi.
Le parfum des bibliothécaires me rappelle celui des sœurs religieuses dont l’image est liée, dans mon imaginaire, aux rayonnages ouverts et aux vieux livres. Les vieux vins, les vieux livres, les bibliothécaires et les sœurs religieuses offrent la même impression, la même sensation !
À Tlemcen, la ville miraculée où j’ai passé mes belles années du collège et du lycée, j’ai eu l’occasion de lire toute une bibliothèque : la bibliothèque municipale ! Comme un rat, j’ai rongé cette bibliothèque ! Tout ce qu’il y existait en livres de littérature : romans, poésie, critique littéraire, autobiographies d’écrivains, d’hommes historiques et politiques, dans les deux langues, je les ai lus. Que cherchais-je dans ces livres ? J’ai toujours établi, et cela depuis mon adolescence, un rapport entre l’amour et la lecture, entre l’amour et l’écriture. L’amour dans toutes ses dimensions, charnelle, virtuelle, humaine, aventurière et livresque. Le printemps d’amour ardent envers la femme fleurit en nous en même temps que celui envers les livres. Tout mon temps ou presque était consacré à la lecture, c'est-à-dire à l’amour : je cherchais les belles filles entre les pages des romans plutôt que dans les rues et les ruelles de Tlemcen. Les belles femmes partageaient mon lit. Elles étaient sous l’oreiller, d’autres se glissaient entre les draps : les livres envahissaient mon lit ! Jusqu’à maintenant des livres dorment dans mon lit. Le cynisme d’Emma m’a fait lire trois fois le roman Madame Bovary de Flaubert. J’ai même appris par cœur certains passages. Fatima, la bien-aimée du poète Imru al-Qays, dégageait en moi un désir irrésistible. L’histoire d’amour charnel, mémorisée dans un long poème appelé Al mu’allaqa, m’a fait lire et relire cette belle poésie préislamique (Jahilite). La mu’allaqa est sans doute le poème le plus célèbre du patrimoine arabe. J’ai été enchanté, jaloux peut-être, du courage poétique et intellectuel tenu par le poète Umar Ibn Abi Rabia (644-711). Pendant la saison du pèlerinage, à l’heure où les croyants se dirigeaient vers le Ciel dans des prières et des vocations, ce dernier partait à la chasse aux belles femmes autour de la Kaaba al moucharrafa (sacrée). Il donnait rendez-vous à ses aimantes pendant la saison du hadj. Ce terrible poète m’a fait découvrir l’autre face de la poésie arabe : la poésie casseuse de tabous, celle de la transgression, de la désobéissance. Dans tout ce que je lisais, je ne cherchais ni “le savoir” ni “la pédagogie” ni “les bonnes idées”. Je soulevais d’autres représentations. Je chassais, plutôt je cueillais les papillons qui, au fur et à mesure, sur la paume de ma main se libéraient de leurs chrysalides dégageant le parfum du plaisir. Il n’y a pas de littérature sans plaisir. La lecture m’a fait traverser des moments de jalousie, provoquée par les deux poètes Imru al-Qays et Umar Ibn Abi Rabia et par les amants d’Emma Bovary (le pharmacien, Léon et Rodolphe). Que dois-je faire pour aimer la lecture ? Certes je n’ai pas porté de réponse convaincante à cette question dérangeante, mais laisse-moi te conter l’histoire suivante.
(à suivre)
Amin Zaoui
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