"Souffles" 2. Ecrire avec les deux mains
Ecrire de gauche à droite ou de droite à gauche, cela est un jeu extraordinaire. Mais écrire de droite à gauche et de gauche à droite cela est un plaisir. Ecrire avec les deux mains ! Ecrire avec deux langues, plutôt dans deux langues, c’est voler, en toute liberté et en toute énergie et détermination, avec deux grandes ailes dans un vaste ciel qui ne ressemble qu’à lui-même. La première est étendue sur l’orient et l’autre sur l’occident. Ecrire avec deux mains et un cœur comblé de rêves et d’illumination est un jeu d’ombres et de lumières. Ecrire avec deux mains, c’est agiter deux imaginaires, deux mers de folies. Voyages ouverts à toutes les géographies et les musiques. Le génie le plus génial que l’homme a créé, dans toute l’histoire humaine, fut le jeu. Et la littérature est un jeu fabuleux. Lorsqu’une nouvelle langue est née sur le bout de notre plume, les choses prennent la forme d’une danse.
Toutes les choses ! Dès qu’une nouvelle langue pointe sur le bout de notre langue les mots deviennent un chant de liberté, ou un champ de blé. Et la liberté gagne de la géographie, gagne de la lumière.
L’obscurité recule. Nous avons perdu nos langues. Nous les avons données aux loups ! aux politiques ! Les politiques aiment le peuple sans langues. Il était une fois la génération de Mostefa Lacheraf. Une génération hantée par l’Algérie plurielle. Un pays de langues, de différence et de force. Le Un qui vaut Trois. Jean Sénac disait : « Nous élevons les murs de notre nouvelle cité appelée : les Algéries ». Lui, qui, dès les premières années de l’indépendance, n’a pas tardé à commencer l’apprentissage de l’arabe, en s’entraînant à écrire l’hymne national Kassaman, poème de son ami le poète Moufdi Zakaria. Sous la plume de Sénac, les lettres arabes avaient une autre chaleur. Une autre magie. Oui, aujourd’hui nous avons perdu nos langues. Nous avons égaré notre Algérie de Mostefa Lacheraf, ou la cité rêvée de Jean Sénac. Nos écoles sont tristes, muettes. Cécité ! Jobran Khalil Jobran, Aragon, Moufdi Zakaria, Al Bouhtouri, Mohammed Dib, Feraoun et les autres ont déserté les cahiers scolaires.
L’encre n’a plus d’odeur céleste. Les livres scolaires qui jadis berçaient les enfants dans des contes et des couleurs sont devenus sombres. Froid de mort ! Et le tableau noir dont l’écriture aux craies de couleurs fascinantes nous émerveillait est devenu aveugle.
Le bruit de la brosse sur les lettres nous donnait envie de ressusciter l’écrit de cette poussière qui monte dans les rayons du soleil envahissant notre petite classe. Notre maîtresse qui jadis avait un sourire matinal dans une paire d’yeux romantique et un parfum d’orange fut remplacée, en ces jours maigres, par une silhouette enveloppée dans un drap noir et une menace sur la langue. Hurlement. Notre maître qui jadis avait un secret dans le regard caché derrière une paire de lunettes et une cravate avec un beau nœud sur un col propre d’une chemise blanc-neige a cédé sa place à un prêcheur. Une chose ! Ceux et celles qui jadis faisaient la magie de l’école, la fête des langues ont abandonné l’espace. Tous ! L’école s’est retirée de l’école. J’aime écrire de gauche à droite et de droite à gauche, cela provoque en moi le bonheur d’une danse à deux. L’amour dans son état divin et élevé. En dégustant ce plaisir des langues, je me demande : quand est-ce que l’Algérien reprendra-t-il le chemin de l’école ? Le bon chemin ! Là où les langues se côtoient.
Deux langues nationales, une langue algérienne, et un français algérien ? Et je continue à écrire et à lire, tantôt de droite à gauche, tantôt de gauche à droite en attendant la cloche de l’école ! La vraie école.
Amin Zaoui
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