Sorj Chalandon… Tout le monde ment, même les fantômes, par Mélanie Talcott
Longtemps, il n’a été pour moi que Le Viking. A cause de son prénom, Sorj, qui résonnait slave. J’ignorais son nom. Il était celui qui écrivait dans Libé une chronique intitulée Après coup. J’en aimais le trait qui me rappelait la plume de Pierre Viansson-Ponté et son idée décalée. Ecrire sur la télé. Cela faisait crier à l’imposture les intellectuels tout terrain. Chercher dans l’image ce que le spectateur n’avait peut-être pas vu ou entendre les mots qu’il n’avait pas eu le temps d’écouter. Il était aussi celui qui avait fait – entre autres – l’Irlande du Nord et le Liban, celui pour qui l’horreur n’était ni une manchette ni une audience médiatique mais avait le visage d’hommes, de femmes et d’enfants qui jamais ne seraient, pour lui, de simples dommages collatéraux. Il rejoignait en cela dans mon panthéon personnel les comme-on-en-fait-plus dont j’ennoblissais mythiquement la vie, entre Joseph Kessel, Jack London, Albert Londres, Philip John Griffiths ou Don McCullin. Puis la vie nous a séparés. Il a suivi son chemin, j’ai suivi le mien et je l’ai oublié.
Nos retrouvailles sont récentes. Retour à Killybegs m’a replongée dans l’Irlande que j’aime, celle du Taxi Mauve, celle que je connais, l’Eire du Sud, celle de ce troquet parisien dont je ne me rappelle plus l’enseigne où chaque vendredi soir le violon irlandais – le fiddle – avait bizarrement sur moi le même effet que la musique yiddish, celle aussi de mon premier amour de jeune femme, un dublinois farouchement nationaliste. Lire ce bouquin, comme les autres d’ailleurs – à l’exception pour moi de La légende des Pères que je trouve passablement ennuyeux et d’un style frisant l’inertie – est retrouver des marques réconciliatrices avec l’humanité. Le passé y resurgit avec une voix : celle d’un homme fictif, Tyrone Meehan, plutôt que d’un traître, son double bien réel, Denis Donaldson, qui raconte, accrochées aux racines de sa propre vie, de l’enfance à l’âge adulte, son Irlande et sa sale guerre contre l’occupant britannique. Une voix qui fait écho à d’autres, à celle de Liam O’Flaherty et du Mouchard, de Steinbeck et des Raisins de la colère, ou encore à celle des Brigades Internationales, des républicains espagnols et de Norman Béthune dont les cris de liberté furent étouffés par les affres de l’Histoire. Et également à toutes ces autres qui se sont tues à jamais, rayées de nos mémoires d’indignés permanents : Francis Hughes, Ray McCreesh, Patsy O’Hara, Joe McDonnell, Martin Hurson, Kevin Lynch, Kieran Doherty, Thomas McElwee, Michael Devine. Tous la mort en famine à la prison Long Kesh quand Margaret Thatcher enfantait déjà dans son refus obstiné aussi glaçant que l’Antarctique, l’acceptation de tous les futurs Guantanamo.
Des voix qui se mêlent et se répondent, enflent comme une litanie et montent des poitrines de tous celles et ceux qui se battent, ici et ailleurs, hier et maintenant, contre tous « ces salauds… pour ce qu’ils ont fait de nous… parce qu’ils nous ont obligés à tricher, à mentir et à tuer. Je déteste l’homme qu’ils ont fait de moi », tel le résume Tyron Meehan dans Mon traître, où Sorj Chalandon narre avec une tendresse infinie – et avec beaucoup de talent – l’amour quasi filial qui l’unissait à Denis Donaldson – son traître – catholique nord-irlandais et militant historique de l’IRA et du Sinn Fein, retourné par les services secrets de sa Gracieuse Majesté et qui durant vingt-cinq ans joua l’agent double, de surcroît rémunéré. Comprendre l’inadmissible. Non pardonner, juste comprendre pour accepter. Nous sommes tous des judas potentiels. Seules les circonstances nous font défaut. Ce n’est jamais simple. On se trahit soi d’abord et avant tout de trahir et d’abîmer à tout jamais les autres, les siens, ses frères d’armes, son ami, Sorj et son Irlande idéalisée, construite sur quelques amitiés. « Pourquoi ? D’abord. Pourquoi as-tu fait ça, Tyrone Meehan ? Pourquoi fait-on ça, Tyrone Meehan ? Qu’est-ce qui se brise en nous ? Dis-le-moi, Tyrone Meehan. Il vient d’où, ce poison ? De la tête ? Du cœur ? Du ventre ? C’est une bataille ou un renoncement ? C’est quoi, trahir, Tyrone Meehan ? Ça fait mal ? Ça fait du bien ? Ça pourrait arriver à n’importe qui ? A toi comme à moi, Tyrone ? ». Pourquoi trahit-on ? Certains assurent péremptoirement, forts en gueule et anticipant leur courage, qu’ils ne parleraient jamais sous la torture. Affirmation stupide s’il en est. D’autres, plus rares, préfèrent se donner la mort plutôt que de se soumettre à l’ennemi. Denis Donaldson, lui, ne l’a pas fait et n’a pas de réponse. Tyrone Meehan le sait : « J’ai merdé, fils. J’ai fait ce que j’ai fait et cela m’appartient… Personne ne naît tout à fait salaud, petit Français. Le salaud, c’est parfois un gars formidable qui renonce ». Il laisse derrière lui les vivants et leurs questions sans réponse. Avec leur foutu égoïsme aussi. Antoine le luthier, son ami, à la vie morne, si morne qu’il cherche à lui donner de la consistance faite de bric et de broc d’idéalisme tronqué, parce que n’appartenant justement qu’au monde des idées, reste avec sa douleur laminée par le doute : « Si je suis venu, c’est pour savoir ce que tu pensais vraiment de moi pendant toutes ces années. De moi, Tyrone Meehan. Est-ce que j’étais vraiment ton ami ? Dis-moi ? Tu m’aimais ? Tu ne m’as pas trahi, moi ? Rassure-moi, Tyrone. Trahir ta femme, ton fils, ton pays, ton honneur, ta liberté oui, mais pas moi, dis ! Tyrone Meehan ! Tu n’es pas mon traître, n’est-ce pas ? Dis-moi qu’il nous reste au moins ça ? Dis-le-moi, Tyrone Meehan ! ». Georges, le narrateur du Quatrième mur, éternel étudiant trentenaire, militant d’extrême gauche, croit également au pouvoir des idées : « Juste avant le sommeil, j’affrontais l’histoire à poings nus. En 1967, contre la guerre du Viêt Nam, je brûlais mon livret militaire à Central Park. En 1969, je protégeais les ghettos catholiques de Belfast. En 1971, j’épousais Angela Davis après l’avoir délivrée. En 1973, je sauvais les insurgés grecs ».
Le malaise s’est fait insidieux. Il y avait là, du moins à mes yeux, une malhonnêteté intellectuelle. Le petit Bonzi, le môme bégayant que fut Sorj Chalandon, perdait soudain son innocence. Peut-être parce que n’ayant jamais eu l’esprit grégaire ni adhéré à aucune cause, malgré mes enthousiasmes rebelles estudiantins, il m’a toujours semblé puéril de penser qu’il suffisait de casser du fasciste pour que cesse le fascisme ou de vociférer Palestine vaincra pour que vive la Palestine. Cela relève par trop de l’entourloupe de la bonne conscience à trois balles. Antoine le luthier, Georges l’homme de théâtre et narrateur du Quatrième Mur, ou encore Marcel Frémaux, l’insipide écrivain biographe de La Légende de nos pères, sont des êtres d’opinion. Wagons plutôt que locomotive, ils vivent par procuration la vie que des Tyrone Meehan ou des Samuel Akounis, infiniment plus attachants, paient plein pot pour avoir des convictions. Avec leurs faiblesses et leurs fêlures, leur traîtrise et leurs mensonges, leurs secrets et leurs douleurs, leurs souffrances et leurs rêves de Pénélope, ils sont infiniment plus sincères que tous les Antoine et Georges du monde, même si ceux-ci ne sont pas dupes d’eux-mêmes. « Qu’est-ce que je faisais ? se demande Antoine. Mais rien, strictement. Je passais. Je marchais avec ma veste en tweed d’ici. Je regardais si l’on me regardait. Je prenais des airs. Je regardais des photos. Je me dégoûtais de tristesse » – « Il disait que notre colère était un slogan, remarque Georges – parlant de Samuel Akounis dont la famille a été exterminée dans les camps nazis et qui a lui-même connu les prisons sous la dictature des Colonels en Grèce – il disait que notre blessure était un hématome et notre sang versé tenait dans un mouchoir de poche. Il redoutait les certitudes, pas les convictions. Déserter l’habitude me glaçait. Il disait qu’un slogan était une image, un gros trait, un brouillon de pensée. Aucun d’entre vous n’a jamais été en danger… ».
Ces hommes-là savent également qu’une existence sans tambour ni trompette a autant de prix qu’une autre hors du commun. Au contraire de Tescelin Beuzaboc dans La légende des pères, qui honteux de son silence collaborateur durant la seconde guerre mondiale s’est peaufiné une belle armure de Résistant, ils ne se veulent pas héros fantasmé d’une quelconque lutte armée, ils ne le désirent même pas. Ils s’affrontent juste à des situations données qui à chaque instant les obligent à faire des choix dont ils assument les conséquences. Leur vision du monde est modelée par leur propre souffrance. Ils ne le perdent jamais de vue, ils s’élèvent et le contemplent d’en haut, au contraire de leurs admirateurs, sempiternels adolescents attardés, qui n’en perçoivent que l’horizontalité. Ils essaient de leur en transmettre une autre lecture, toujours acquise aux prix de privations, d’emprisonnement ou de morts. Ils les initient tout en les protégeant contre eux-mêmes, eux qui, ignorant la brutalité sans fard de la guerre, aiment à prêcher qu’elle se doit d’être propre. « Une guerre propre, dit Antoine parlant de celle des républicains irlandais. Une guerre menée non pas au nom d’une religion comme les antipapistes d’en face, non pas au nom d’une domination, comme ceux d’en face encore, mais au nom de la liberté, de la démocratie, de l’égalité. Une guerre où l’ennemi est le soldat, pas le civil. Une guerre où lorsqu’on s’en prend à un lieu public, on laisse suffisamment de temps pour qu’il n’y ait aucune victime. Oui, une guerre où l’on se soucie des victimes ».
Georges, lui, apprendra que l’horreur n’a d’autre visage que le leur. A reculons et quelque peu désabusé, convaincu que l’important est toujours ailleurs et de préférence lointain, fuyant le quotidien et la routine maritale dépourvus d’adrénaline, « drogue » qui lui est viscéralement nécessaire pour se sentir vivant, il part à Beyrouth réaliser le rêve de son ami, Samuel Akounis, qui se meurt doucement d’un cancer dans un hôpital parisien. Il va « dans un pays de mort avec un nez de clown, rassembler dix peuples sans savoir qui est qui. Retrancher un soldat dans chaque camp pour jouer à la paix. Faire monter cette armée sur scène… Proposer l’inconcevable… ». Monter Antigone d’Anouilh, jouée pour la première fois en 1944 au Théâtre de l’Atelier, et qui fut en général aussi appréciée par les nazis et les collaborationnistes que par les résistants, chacun en ayant sa propre interprétation. Le même phénomène se reproduira au Liban entre les jeunes acteurs, « entre Antigone palestinienne et sunnite, Hémon son fiancé un Druze du Chouf. Créon, roi de Thèbes et père d’Hémon, un maronite de Gemmayzé ». Les trois gardes sont chiites tout comme la reine Eurydice. La sœur d’Antigone, Ismène, est catholique arménienne et leur nourrice, chaldéenne. En plus d’en être le metteur en scène, Georges en sera le chœur, le porteur de kippa. Un projet fou mais bougrement séduisant où chacun doit apprendre à briser le quatrième mur, cette clôture invisible telle une frontière imaginaire entre l’illusion et la réalité. La mort lèvera avec brutalité le rideau sur les massacres des camps beyrouthins de Sabra et Chatila par des miliciens phalangistes chrétiens libanais alliés d’Israël, en septembre 1982. Et c’est bien là aussi ce talent particulier de Sorj Chalandon qui donne une valeur thérapeutique à presque tous ses romans. Il nous fait grandir. Il abroge l’oubli ou l’ignorance de nos mémoires. Trente ans, c’est loin, c’est long… Qui vraiment, à part sans doute les familles endeuillées, pense encore à cette épouvante rayée des tragédies calendaires commémoratives et convenues ? Les mots pataugent dans le sang, charrient des cadavres de femmes violées, égorgées, les entrailles éventrées, d’enfants mutilés, de vieillards flingués. A la lecture de ces pages, le passé redevient présent. Je songe à tous ces conflits qui déchirent le monde dont on ne sait rien ou mal et qui se résument à un vague « théâtre des opérations ». D’un coup, Antigone perd toute cette belle valeur symbolique d’entremetteuse de paix.
La violence soigneusement planquée depuis l’enfance au fond de Georges n’aura plus d’autre exutoire que de se vider d’elle-même, jusqu’au bout. La paix avec ses tranquillités mesquines, ces bonheurs contrôlés le font gerber, l’ennuient même. La guerre le rend presque heureux. Il passe du slogan au fusil d’assaut, du bobo agité au tueur. Sa compagne, Aurore, sa petite fille, Louise, sont sa première lâcheté. Il les quitte sans un mot. Tuer l’autre, tous les autres, est devenue sa raison de vivre, sa vengeance, son cri de liberté, sa mort, son foutu égoïsme sans héroïsme.
L’univers de Sorj Chalandon est essentiellement un univers de mecs et d’amitiés viriles. Pas de ces amitiés de samedi soir autour d’une bière tiède, puant la sueur hystérique du foot et de ses goals, ni celle qui érige sa complicité masculine en matant une bagnole haut de gamme ou le cul de la même fille enrobé de commentaires gras. Non. Celles-ci sont nobles, indéfectibles quoi qu’il advienne. Jaillies entre des hommes unis par des idéologies disparates, vécues par les uns comme un rêve de bobo germanopratin et par les autres comme une lutte quotidienne et meurtrière imposée par l’Histoire et des décisions politiques prises abstraitement par des cols blancs, quelque part là-haut. Parfois, il s’agit juste d’un malencontreux particularisme physique, un bégaiement, qui vous rejette en solitude comme dans Le petit Bonzi, ou simplement de faire son deuil d’un être aimé, comme dans Une promesse. Ses héros ne sont pas des Rambo de bazar qui se la pètent à coups de poing ou de flingue, sinon des types ordinaires plongés dans des circonstances particulières qui sont prêts à tout pour défendre ce en quoi ils croient. Et le défendre, c’est défendre tous les autres qui ont des avis sur tout, s’indignent au quart de tour mais ne s’impliquent en rien, et les vénèrent pour être capables de monter au créneau y accomplir ce dont ils sont justement incapables. La femme, élément indispensable à l’équilibre de ce monde masculin, y est tour à tour madone shakespearienne, Mère Courage et repos du guerrier, toujours quel que soit le rôle qui lui échoit, d’une discrétion, d’une efficacité et d’une fidélité à toute épreuve. Et dans cet univers feutré, tout le monde ment. Les vivants, les morts et même les fantômes.
D’un livre à l’autre, Sorj Chalandon se dévoile peu à peu non sans pudeur. Il est celui qui se tait, qui glisse entre les êtres, les observe, les met à nu sans jamais les mettre en croix et nous les décrit avec les mots simples du cœur. Ceux de l’innocence bégayeuse qui cèderont la place bien plus tard à ceux du journaliste, puis de l’écrivain. Des mots contrôlés qui semblent avoir été tournés et retournés, pesés et soupesés avant de se mettre en grammaire et en phrases, souvent courtes et visuelles, comme si la difficulté de l’oralité les condamnait à l’urgence. Des mots qui mettent au diapason du cœur nos pensées. Des mots que l’on se dit en solitude. Des mots d’intériorité qui ont parfois des accents de terroir et font songer au parler râpeux d’Allain Leprest, ainsi ce Dehors il fait septembre, c’est à dire presque rien, murmurés entre Etienne et Fauvette dans Une promesse. Des mots percutants pour décrire l’indicible : La guerre, c’était ça. Avant le cri des hommes, le sang versé, les tombes, avant les larmes infinies qui suintent des villes, les maisons détruites, les hordes apeurées, la guerre était un vacarme à briser les crânes, à écraser les yeux, à serrer les gorges jusqu’à ce que l’air renonce (Mon traître).
Finalement, mon Viking est le genre de type que j’aimerais avoir pour ami. Mais pas un d’amitiés tapageuses ou festives. Non, de celles des taiseux, d’un homme de paix qui n’a rien d’apaisé, celle de la lucidité comptée qui fuit comme la peste quelconque foule au déchaînement épidermique, lui préférant la labilité de l’individu. Celle du silence qui efface tous les mots, devant un bon feu de cheminée qui se fout des saisons, un verre de bon vin entre les mains et une bibliothèque bordélique tout autour, sans oublier les fauteuils club en cuir râpé par les années et un chien, une grande boule de poils. On serait assis là, tous les deux, lui et moi. Le petit Bonzi avec sa frimousse mal équarrie ferait la navette entre nous. Corrigerait ce que l’on ne dirait pas, ou dirait mal mais que l’on penserait clair. Pas de mots qui bèguent en lèvres.
Mélanie Talcott
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