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Son odeur après la pluie, Cédric Sapin-Defour (par Sandrine-Jeanne Ferron)

Ecrit par Jeanne Ferron-Veillard le 21.03.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Son odeur après la pluie, Cédric Sapin-Defour, Éditions Poche, août 2024, 256 pages, 8,90 €

Son odeur après la pluie, Cédric Sapin-Defour (par Sandrine-Jeanne Ferron)

 

L’épreuve de la séparation et de sa temporalité. La douleur qui te désosse ensuite. Il te faudra ce courage. Pour aller au bout de ce tombeau littéraire. Ici, ta catharsis. Écrire serait donc cela, une énième définition au prorata du nombre d’auteurs, se déchirer pour que toi, lecteur, tu puisses approcher ton chagrin, le toucher au point de le déposer sur tes genoux ou sur une table, dans une église ou dans un verre, peu importe, quelque part. Là, où c’est visible.

Parce que tu lis dans les pages d’un autre celui qui n’est plus dans ta vie.

Les chiens parlent aux hommes.

Et les hommes ont oublié la nature de leur langage. La lecture sur les peaux, la façon dont les émotions cartonnent les visages, les pensées ensuite qui se meuvent sur elles. Des figures aux gueules. Ils ont oublié qu’accepter de mourir, c’est accepter d’aimer et réciproquement. Eux, non. Nul besoin de les aimer, les chiens, de les avoir connus, pour parcourir ce chemin de croix dont tu connais la fin. Lire la mort en trois parties.

Vingt-quatre chapitres comme autant de stations. Ne crains pas de tomber puis de te reprendre. Le livre est court mais il dure longtemps. N’aies point peur de pleurer, de rire aussi, ça fait partie de la liste des verbes que les chiens comprennent.

Surfiler son existence de la présence d’un chien, c’est entendre que le bonheur façonne la tristesse.

Des bonheurs de phrases et d’agencements intérieurs. Point de complaisance. Tu as choisi Son odeur après la pluie et que nul n’en vilipende la lecture. Des phrases parfois sinueuses, trop de virages à en avoir des haut-le-cœur, ce sont des détours pour ne pas souffrir de la ligne droite. Il faut pouvoir éloigner la coupe. Autant de stratégies d’évitement pour digérer les distances. La colère. Recracher les mémoires sur toi pour que tu les portes à ton tour. Il te faudra du souffle. Lui, l’auteur, il se contentera d’une narration maintenue à distance. Il a eu l’audace d’aimer, c’est assez. Quant à la place du propriétaire assis à la droite du vétérinaire, ce que signifie acheter un chien et tout ce qui va avec, c’est-à-dire pas grand-chose, il saura te prouver que l’ironie est un mal pour secouer autrement le réel. Le regard oui, ça te tombe dessus, ça se joue à deux petits muscles autour des yeux que le loup, l’ancêtre, ne possède pas. Pour t’attendrir.

Nous nous regardons, aimantés, sans cligner, et ce jeu d’enfants où le premier baissant les yeux perd la partie, prétexte à tant d’idylles naissantes, débute pour ne s’achever qu’à la seconde où l’un d’entre nous les fermera pour toujours.

La seconde. Choisir de vivre au côté d’un chien, c’est précisément décortiquer chaque seconde. En espérant y trouver le noyau, celui par lequel tout se multipliera par sept. Dommage. Les secondes s’effondrent, et comme il te faut des images pour y croire encore, contemple les hauteurs, songe aux volcans par exemple qui lèguent des atolls ou des paysages, ici, ils parlent de montagnes et de choses superbes. Ubac. Il s’appelle ainsi. Il y a deux autres chiens, la trinité par laquelle la vie advient mais c’est de l’année des U dont il s’agit. Traitement de la distance focale. L’altérité, celle qui satisfait mais jamais ne compare. L’altérité, la déflagration mais qui jamais n’abîme. Croître et décliner, voilà le plan pour apprécier les échelles de l’existence. Ne redoute jamais le sol, son attraction ou sa gravité, de lire sur le sol parce que celui-ci t’entrouvrira le cœur. C’est insoutenable. Il en est de même pour toutes les déclinaisons du vivant. C’est inévitable.

L’absence de l’auteur-narrateur qui, pour éviter le pathos, a étiré le récit et les mots avec. Le temps ne fait rien pour le chagrin, il n’est d’aucune consolation. Il permet les écartements entre les mots, il place de la densité dans les intervalles. Car Ubac a existé, il a vécu. Nul besoin de modifier le nom pour les chiens. Tu peux rêver de lui, te surprendre en train de caresser le haut de son crâne sur la couverture du livre, entrer dans les mailles du récit et le voir creuser le jardin, devant toi, celui que tu ne possèdes pas. Les enclos, les colliers, les limites et les responsabilités au bout de la laisse. Une vie qui t’arrête dans la tienne. À dix-huit années d’écart. L’infini est tout entier logé dans la seconde qui se répète. Ce n’est pas pour le plaisir de la formule. La répétition déplie, dénoue, prends le verbe qui te sied, de la promenade aux repas, c’est par elle que naît simultanément le véritable et le singulier. Ubac a pour lui l’amour inconditionnel, la puissance d’un univers doté de toutes les matières, sans que sa nature ne lui intime de se projeter. Il ne prédit pas, il fait comme la nature, il pressent, il s’adapte et se prépare. Ils ne sont pas meilleurs, les chiens, certains juste plus vivants que d’autres. Il en est ainsi des humains qui habitent dans les livres. À leur contact, tu apprends. C’est tout.

Ubac traversera en passe-muraille les membranes de ta conscience. Il te poursuivra longtemps. La qualité de son être planté en toi, à ton tour maintenant de pâtir du manque. L’auteur-narrateur a un projet pour toi. L’imprégnation. Ce regard qui n’a nulle nécessité de mots pour savoir, de maux pour comprendre. Et parce qu’il te faut des images pour aimer, tu récolteras sa voix, son odeur et son haleine pour qu’ils soient viables. Multipliables par sept. Tu, parce que c’est ainsi que Cédric Sapin-Defour s’adresse à Ubac. Tu ne vouvoies pas un chien. Tu, nous, entre aucune place pour un Je qui en prendrait trop. Un Je qui mettrait trop de verbes entre les mots, des mots surannés pour mettre de l’espace là où il y a trop de temps, il y en a un peu quand même, juste ce qu’il faut d’odeurs du dehors, de saisons et de larmes pour le mouvement interne. Les effets des mots ensemble. Cédric Sapin-Defour retourne ses phrases comme les écorcheurs les peaux, il les étale, il les déstructure jusqu’à l’inconfort. Les mots en mat. Il s’en tient au versant qui ne reçoit pas le soleil. C’est moins pénible.

Le livre n’est pas long mais il dure longtemps.

Parce que ce n’est pas le souvenir qu’il faut conserver. Tu griffonnes les pages ou pas, tu l’offres ou le rachètes et tu ne fais rien de plus qu’adopter la qualité que tu as tant aimé. Toi dans son regard et réciproquement. Ce n’est pas triste, une larme, c’est vivant. Ils pleurent. Ils rient aussi. Capables de tout, comme transporter dans leur gueule un escargot pour le sortir de la route, car promis à une fin épouvantable. Les chiens. Ils savent la différence entre l’attente et l’évidence. Alors il faudrait ne plus se souvenir. Il faudrait pouvoir adopter les qualités de l’être aimé jusqu’à le contenir tout entier en soi, dans un ballon ou dans un livre, l’absorber. Résorber la plaie, effacer la perte, diluer le deuil. Ce serait donc possible. Voire louable.

C’est la raison pour laquelle leur vie, qui n’est pas longue, dure longtemps.

 

Sandrine-Jeanne Ferron

 

Lire ou relire L’Ami, de Sigrid Nunez, aux éditions Stock, 2019.

Raoul Ubac, 1910-1985, peintre de la Nouvelle École de Paris, graveur, sculpteur et photographe franco-belge.

 

Cédric Sapin-Defour vit dans le Beaufortin et en itinérance. Il écrit sur ce rêve un peu fou que les hommes et la nature réapprennent à vivre ensemble. Il a précédemment publié Gravir les montagnes est une affaire de style, en 2017, et Espresso, en 2019. L’Art de la trace, en 2020. Son odeur après la pluie a reçu le Prix des lecteurs 2025.



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A propos du rédacteur

Jeanne Ferron-Veillard

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Jeanne Ferron-Veillard naît le 16 septembre 1975, à Lorient. Grandit en Bretagne puis à Albi. A l’âge des grandes mutations, part sur Paris : pensionnaire à l’école de La Légion d’Honneur. Les études ? Niveau licence, quelques souvenirs en Lettres Modernes. Puis ce sera l’Angleterre où elle restera quatre années. Retour en France, entre autres responsable d’une très jolie librairie à Paris. Petit tour de France puis du monde, lit, écrit et vit depuis au même endroit incognito.