Solal et les Solal, Albert Cohen (par Matthieu Gosztola)
Solal et les Solal, Albert Cohen, Gallimard, coll. Quarto, octobre 2018, édition de Philippe Zard, 1664 pages, 34 ill., 32 €
Soit Belle du Seigneur :
Ô aigu bonheur du secret. Avant la représentation, elle lui avait dit qu’au premier acte lorsqu’elle descendrait les marches, sa main se poserait près de l’aine, pour prendre de l’étoffe et soulever un peu la robe, une robe d’un bleu profond, un bleu si beau, et ainsi par ce geste il saurait qu’en cet instant, étrangère et lointaine, c’était à lui qu’elle pensait, à leurs nuits.
…
Elle allait, nue sous la robe voilière qui claquait au vent de la marche, marche enthousiaste, marche de l’amour, et le bruit de sa robe était exaltant le vent sur son visage était exaltant le vent sur son visage haut tenu, son jeune visage en amour.
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Solennels, ils dansaient, d’eux seuls préoccupés, goûtaient l’un à l’autre, soigneux, profonds, perdus. Tenue et guidée, elle ignorait le monde, écoutait le bonheur dans ses veines, parfois s’admirant dans les hautes glaces des murs, élégante, émouvante, exceptionnelle, femme aimée, belle de son seigneur.
…
Debout devant la fenêtre ouverte, ils avaient respiré la nuit d’étoiles, avaient écouté les remuements des feuilles dans les arbres, murmures de leur amour. Toujours, elle lui avait dit. Ensuite, le choral qu’elle avait joué pour lui. Ensuite, le sofa, les baisers, premiers vrais baisers de sa vie. Ta femme, elle lui disait à chaque arrêt et reprise de souffle. Infatigables, ils s’annonçaient qu’ils s’aimaient, puis riaient de bonheur, puis unissaient leurs bouches, puis se détachaient pour infiniment s’annoncer la merveilleuse nouvelle. Et maintenant, maintenant.
…
Ô les débuts, leur temps de Genève, les préparatifs, son bonheur d’être belle pour lui, les attentes, les arrivées à neuf heures, et elle était toujours sur le seuil à l’attendre, impatiente et en santé de jeunesse, à l’attendre sur le seuil et sous les roses, dans sa robe roumaine qu’il aimait, blanche aux larges manches serrées aux poignets, ô l’enthousiasme de se revoir, les soirées, les heures à se regarder, à se parler, à se raconter à l’autre, tant de baisers reçus et donnés, oui, les seuls vrais de sa vie, et après l’avoir quittée tard dans la nuit, quittée avec tant de baisers, baisers profonds, baisers interminables, il revenait parfois, une heure plus tard ou des minutes plus tard, ô splendeur de le revoir, ô fervent retour, je ne peux pas sans toi, il lui disait, je ne peux pas, et d’amour il pliait genou devant elle qui d’amour pliait genou devant lui, et c’était des baisers, elle et lui religieux, des baisers encore et encore, baisers véritables, baisers d’amour, grands baisers battant l’aile, je ne peux pas sans toi, il lui disait entre des baisers, et il restait, le merveilleux qui ne pouvait pas, ne pouvait pas sans elle, restait des heures jusqu’à l’aurore et aux chants des oiseaux, et c’était l’amour. Et maintenant ils ne se désiraient plus, ils s’ennuyaient ensemble, elle le savait bien.
Inoubliable Belle du Seigneur. Inoubliable récit de la décristallisation et dessiccation d’une passion livrée à elle-même. Privée des obstacles qui l’ont suscitée. Et entretenue… Récit du passage de l’émerveillement à l’habitude (s’ennuyer ensemble). Du vivant au mécanique. De la mystique au rituel.
Récit élaboré avec brio, avec une noirceur émerveillée et avec l’acuité d’un entomologiste, ce qui a eu le don d’agacer quelque peu le comité de lecture des éditions Gallimard qui, à la lecture d’une première et monstrueuse mouture du roman, a rendu le verdict suivant : « L’insistance […] sur les “nécessités physiologiques” a quelque chose d’inutilement désagréable. Les commentaires sur la défécation ou l’émission des gaz […] ne sont pas un ressort important du récit » (Fonds Albert Cohen du Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, Paris).
Mais pourquoi cette nouvelle édition ?
Et pourquoi réunir Solal, Mangeclous, Les Valeureux et Belle du Seigneur en un seul volume ? Cela correspond au projet initial de l’auteur : force est de constater que le souhait de Cohen est – enfin ! – exaucé.
En 1938, le titre du deuxième roman de l’auteur (Mangeclous) était surmonté, en petites capitales rouges, du surtitre Solal et les Solal suivi de deux astérisques. « Par là, commente Philippe Zard, Solal, paru huit ans plus tôt, devenait rétroactivement le premier volet d’une série en cours ».
Pourtant, ce surtitre n’apparaît nulle part, quand, trente ans plus tard, paraîtBelle du Seigneur. Le romancier aurait-il abandonné son idée de cycle, participant d’une même nécessité, d’un même élan ? Nullement. Il avait souhaité (souhait formulé le 9 janvier 1968) que fussent ajoutés « trois astérisques sous le titre général Solal et les Solalafin de marquer qu’il s’agit du troisième tome de la série ». Robert Gallimard lui signifiait bientôt (le 23 janvier) qu’une telle « mention » serait « catastrophique pour la diffusion commerciale de l’ouvrage » : « La tendance générale du public étant déjà portée à acheter moins un tome II qu’un tome I, un tome III qu’un tome II, etc., dans le cas particulier qui nous occupe, indiquer que Belle du Seigneur est le troisième tome d’un ouvrage dont le tome I est paru en 1930 et le tome II en 1938 risque d’éloigner encore plus les lecteurs. […] Il faut penser à tous les nouveaux lecteurs qui ignorent complètement l’existence [des] deux ouvrages précédents et que cela risque de décourager ».
Ce figement enfin advenu du cycle (figement pour qu’apparaisse le mouvement fou qui le caractérise ontologiquement) n’est pas le seul intérêt de cette nouvelle édition. Dans la Bibliothèque de la Pléiade, aucune note n’accompagne Belle du Seigneur. Et le second volume des Œuvresen contient de fort rares. C’est à Michel Bigot, dans son édition de Solal (Gallimard, Folio-Plus, 1998), que l’on doit d’avoir proposé la première édition annotée d’un roman d’Albert Cohen ; cependant, celle-ci, étant à destination des lycéens, s’inscrivait dans un cadre essentiellement pédagogique. Voilà, abritée dans la collection Quarto, la première édition savante de l’œuvre de Cohen, grâce – notamment – à l’essentielle annotation commise par Philippe Zard (élucidation des références littéraires, bibliques, artistiques ou culturelles ; mention des prières ou des rites juifs, explicitation des allusions à des événements ou des personnages historiques ; notes lexicales portant sur des mots rares ou des régionalismes ; signalement des emprunts entre les romans et les autres textes de Cohen ; signalement des répétitions ; signalement des « accidents » de l’œuvre, liés pour la plupart aux circonstances de publication : erreurs, omissions, raccords plus ou moins cohérents entre les quatre romans, problèmes de datation…).
Si cette annotation est véritablement essentielle, c’est parce qu’elle permet, au-delà du souci d’exégèse et d’herméneutique qui meut toute lecture amoureuse (et quelle lecture de Belle du Seigneur n’est pas amoureuse ?), de battre en brèche l’image que Cohen a construite de lui-même, pour les autres : « archer qui tire dans le noir », ainsi qu’il se définissait à l’universitaire Denise R. Goitein-Galpérin, reprenant un mot de Gustav Mahler. L’image d’un écrivain qui, ayant très peu lu, écrivait d’instinct. Ne pouvant que se tenir à distance de toute élucidation intellectuelle de son œuvre. Donnant libre cours à une création sauvage, intestine, impensée. Une création semblable à un rêve éveillé (« dormant » ses livres plus que les écrivant). Se contentant de donner, presque au hasard, inlassablement des coups de pioche dans les « gisements profonds [du] sol mental », pour reprendre une formulation de Proust, grâce (tout à la fois) au percutant et au délié, au satiné des phrases : vrais muscles, jouant sous une surface moirée, celle de la langue infiniment modulée de Cohen.
Matthieu Gosztola
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