Soir de la mémoire, Christian Bachelin
Soir de la mémoire, mars 2018 préface de Valérie Rouzeau, 144 pages, 7,30 €
Ecrivain(s): Christian Bachelin Edition: La Table Ronde - La Petite Vermillon
De 1967 à 2007, le poète et romancier Bachelin a publié quatorze livres. En 1998, un récit, Soir de la mémoire, avait été édité par Alfred Eibel aux éditions Méréal, à Paris. Le voici réédité, pour notre plus grand bonheur.
Les écrivains de la mémoire heureuse ou désolante sont nombreux, et pourtant, les lire ou relire comble le lecteur : qu’il s’agisse de Fargue, Carco, Calet, Bove, Hardellet, Lefèvre, ou cet admirable Bachelin, dont le récit au titre qui incline ses belles consonances est un vœu à la mémoire de ses parents.
Tout ici respire la ferveur et la poussière. Entendez-moi bien : comment écrire, au milieu des gravats, des éclats, des poussières, des photos jaunies, des relents de souvenances embaumées, embrumées, des blattes résiduelles cachées dans les bouloches sous les vieux tapis et autres meubles… On est à Compiègne dans la dernière demeure des parents. Ils ont souvent changé de domicile en fonction des mutations et affectations du père ; ils ont vécu en Picardie, à Bailly, à Roye-sur-Matz, aux lisières de la ville de Compiègne, là où existaient encore quelques fermes…
La mémoire est une compagne obsédante : elle restitue jusqu’aux dernières balayures de la vie, entre guéridon, cartes postales, chat Kylou qu’on cherche au milieu d’une vie en toute dernière station, quand la vieille mère se perd d’avoir cherché quelque chose qu’elle ne trouve pas, qui est à ses pieds. Chacune, chacun a eu une vieille mère un peu perdue dans ses brouillards de la vie qui se clôt. On est loin, longtemps après la retraite (en 1967) du père, de la mère. Ils sont nés l’un et l’autre en 1902, 1903. Le poète est né en 1933, décédé en 2014. Il raconte en 1998, après la mort de l’un et de l’autre, la « mémoire » au soir de toutes nos vies. L’appartement décrit avec une minutie de scalpel ethnologique, c’est le nôtre, c’est la maison de tous les vieux parents du monde, enfouie dans les poussières du temps, c’est le temps-reposoir arrêté une fois pour toutes quand on ne sort plus de chez soi, qu’on recuit les souvenirs posés sur le papier peint aux murs, qu’on tente de rameuter un soir de fête, un épisode familial, un souvenir… C’était le temps où l’ado Christian guettait les ronds-points des faubourgs, juché à la lucarne pour pointer la vie lente des lisières de la ville. Ce sont des remugles de guerre, ce sont les lents empoussièrements de nos vies ordinaires. J’ai songé à Un printemps froid de Sallenave, à Hardellet bien sûr, à Je l’écoute respirerd’Anne Philipe, aux photos nostalgiques de Doisneau, Boubat, Izis. Le talent ici est insigne pour dire, sans broder, sans perdre une once de naturalisme poétique, l’enlisement progressif de notre mémoire du monde. La mère, une sorte de tante Léonie perdue entre missel et pepsine, s’attarde dans l’antichambre d’une mort proche, s’éclaire parfois du souvenir de son instrument de musique, a sûrement oublié depuis longtemps la mort par noyade volontaire de son mari René… « Ma mère ainsi n’en finit pas de tourner en rond dans l’oubliette de sa vieillesse » (p.124).
Passionné de livres dès le plus jeune âge, le futur poète s’éblouit au grenier, sous la lucarne de sa chambre, des lectures que la pesanteur de la vie adolescente pourrait encombrer, veiner d’amertume et de vide. Les vieux numéros entassés dans l’appartement ordonnent, si l’on peut dire, l’inventaire d’une vie, le chassé-croisé des vieilles choses géologiquement tassées les unes sur les autres. Avec Christian, on entrouvre les armoires, les placards, les cagibis en quête de ce qui a été perdu, retenu, gâché, oublié. Et pourtant, bien des choses manquent, faute au père qui brûlait derrière le dos de sa femme. Faute au temps, ce grand naufrage des vies. De Paris à Compiègne, quand il vient la voir dans son grand âge, le poète grave au haut point de mélancolie les fils obscurs des araignées de notre mémoire vive. Parfois, du surplomb d’un train qui frôle sa ville de Compiègne, retrouvée, le temps d’un tête à tête vespéral avec sa mère oublieuse de tout. Nous, nous n’oublierons jamais ce Soir de la mémoire, plongée subtile, superbe, emmaillotée de vrais reliefs de nos vies. Admirable chronique du lent départ d’une vie, entre poussières, chagrines, et ferveur unique et presque muette d’un fils à ses géniteurs, au 50 bis de la rue Saint-Germain, au 67 à Roye, dans ces demeures où il nous a fait entrer pour révéler notre vie perdue. Un chef-d’œuvre : osons le mot.
Philippe Leuckx
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