Socrate et Jésus. Passeurs d’universel, Anne Baudart, par Gilles Banderier
Socrate et Jésus. Passeurs d’universel, Anne Baudart, Le Pommier, février 2018, 364 pages, 10 €
Deux innocents condamnés à mort et exécutés. Quelle que soit la manière dont on scrute et retourne les textes qui nous sont parvenus, on ne peut résumer autrement la mort de Socrate et celle de Jésus. Des morts aux modalités différentes : Socrate absorbe dans sa cellule un poison insidieux, entouré de ses fidèles (l’absence de Platon, qui n’est pas sans évoquer les reniements de Pierre, est troublante) ; Jésus meurt seul, à la vue de tous mais abandonné de tous et dans des souffrances indicibles : la crucifixion, que les Allemands ont redécouverte dans les camps de la mort, avant que l’État islamique ne la pratique à son tour, est, avec le bûcher et la pal, un des plus monstrueux supplices inventés par l’être humain, dont l’imagination en ce domaine (comme en d’autres) est fertile. L’agonie sur la croix durait plusieurs heures, voire plusieurs jours, et si celle de Jésus fut relativement brève (quelques heures), ce fut parce qu’il avait été réduit à l’état de loque sanguinolente par les tortures qui avaient précédé la mise en croix. Deux morts dont l’ombre s’est étendue sur toute l’Histoire à venir. Des bibliothèques ont été remplies de commentaires sur les moindres faits et propos qui nous ont été rapportés, en particulier les derniers mots de Socrate et de Jésus.
Que signifie cette allusion au coq d’Esculape, dieu de la médecine et de la bonne santé, faite par un homme accusé d’athéisme et qui touche déjà aux rivages de la mort ? Que voulait dire ce cri « Mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? » (« mon Dieu » et plus « mon Père »), cri d’effroi en même temps que citation biblique d’un psaume qui s’achève en acclamation de triomphe ? On s’est de bonne heure livré à l’exercice des « vies parallèles » entre ces deux illustres condamnés. Le nom de Socrate (inconnu à la culture juive, dont sont issus tous les évangélistes, sauf Luc) ne se lit pas dans le mince volume qui contient les textes fondateurs du christianisme. En revanche, dès les premiers Pères de l’Église, pénétrés de culture grecque, la comparaison apparut.
Le message du Christ, à la fois enraciné dans le judaïsme et le dépassant, nous a été transmis à travers quatre témoignages, qui entretiennent des similitudes entre eux, mais également des différences marquées. Socrate eut lui aussi ses trois « évangélistes », un qui le ridiculisa (Aristophane), un autre qui le décrivit de manière à être, sans doute, fidèle à ce qu’il fut (Xénophon), le troisième s’en inspirant tout en lui faisant dire des choses qu’il n’a jamais dites, et en le faisant disparaître dans son dernier dialogue, Les Lois. Les évangélistes chrétiens se sont coulés dans le moule des « vies » antiques (dans son prologue, très soigné, saint Luc indique avoir fait œuvre d’historien). En revanche, Platon dut inventer une nouvelle forme littéraire, le dialogue philosophique, pour faire connaître la nouveauté du message socratique, essentiellement négatif (je sais que je ne sais rien). Kierkegaard devait résumer la chose avec humour : « La ressemblance entre Christ et Socrate réside essentiellement dans leur dissemblance » (cité p.74). Mais ils ont aussi un nombre suffisant de points communs pour que l’exercice de la comparaison ne tourne pas à vide. Socrate enseignait au nom d’une étrange divinité, le daîmon (le dieu inconnu dont parlera saint Paul ?) ; Jésus au nom de Dieu et de toute la tradition prophétique antérieure (Matthieu 5, 17). La mise à mort de Socrate et de Jésus vient peut-être de ce que l’un et l’autre exigeaient de l’être humain des choses que l’individu ordinaire ne peut en apparence donner : renoncer au confort des certitudes faciles et à l’exercice d’un pouvoir sur son semblable. La formule de Jésus recèle un scandale : « Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Matthieu 5, 48 – en fait une citation du Lévitique 19, 2, modifiée, qui s’appliquait au seul peuple d’Israël et désormais étendue à l’humanité entière). Pas moins : demander à cette faible créature qu’est l’être humain d’égaler Dieu en sa perfection. Comment ne pas voir que, des sept commandements noachiques rapportés par la Talmud (Sanhédrin 56a) au Décalogue et jusqu’à cette parole du Christ, non seulement l’éthique du judaïsme a été universalisée, mais que la barre fut placée de plus en plus haut ? Dans son commentaire de la Genèse (9, 9), dom Calmet cite ces sept « préceptes généraux, qui comprennent, selon eux [les rabbins], le droit naturel commun à tous les peuples, Juifs ou Gentils, et dont l’observation peut les sauver », en remarquant qu’il est peu probable que ces sept préceptes soient réellement antérieurs au Décalogue (qui en reprend certains). Quoi qu’il en soit, cette antériorité, sans doute fictive, indique leur vocation universelle.
Dans un livre initialement publié en 1999 et réédité avec une postface, Anne Baudart se risque à son tour à l’exercice de la comparaison, des « vies parallèles ». Elle le fait avec rigueur et intelligence, en consacrant d’amples développements au personnage de Socrate tel que l’ont vu les Pères de l’Église. Outre leur mort injuste, Socrate et Jésus possèdent un point commun sur lequel il faut revenir : ils n’ont pas laissé de traces écrites. Comme tous les Juifs de son temps, Jésus savait lire et écrire. Les Évangiles nous le montrent lisant à voix haute le rouleau d’Isaïe dans une synagogue (Luc 4, 16-22) et, en deux circonstances, écrivant sur le sable (Jean, 8, 6 et 8). Qu’avait-il écrit au juste ? On ne l’a jamais su, ce qui n’a pas découragé les exégètes. Le commentaire de dom Calmet donne une bonne idée des trésors d’ingéniosité qu’ils déployèrent : « […] D’autres croient qu’il faisait semblant d’écrire, traçant simplement des lignes, comme par manière de passetemps. Saint Ambroise semble croire qu’il y écrivit quelque sentence capable de charger de confusion ces accusateurs, comme ferait celle-ci tirée de Jérémie [22, 29] : Terre, terre, écris que ces hommes sont abandonnés ; ou cette autre qu’il leur dit dans saint Matthieu [7, 3] : Vous voyez un fétu dans l’œil de votre frère, et vous ne voyez pas une poutre qui est dans le vôtre. Saint Jérôme conjecture qu’il traçait dans la poussière leurs péchés, et ceux de tous les hommes. Bède, et saint Thomas sur cet endroit, conjecturent qu’il y écrivait la même chose qu’il leur dit lorsqu’il fut relevé : Que celui de vous qui est sans péché, lui jette le premier la pierre. Grotius ne doute pas qu’il n’ait écrit quelque chose, quelque sentence mémorable : mais il ne dit point ce que ce fut. Je ne vois guère de sentence dans l’Écriture, qui convienne mieux à la circonstance présente, que celle-ci tirée des Psaumes [49, 16-17] : Le Seigneur a dit au pécheur : Pourquoi publies-tu mes justices, et pourquoi prononces-tu les paroles de mon alliance ; toi qui n’as que de l’horreur pour ma Loi, et qui rejettes loin de toi mes paroles ? Si tu voyais un voleur, tu courrais avec lui, et tu mettrais ton partage avec les adultères ». Dans un de ses plus beaux dialogues écrits(le paradoxe est vertigineux), Platon met en garde contre les séductions de l’écriture. On retrouve cette méfiance dans un tout autre contexte. Parmi les compléments au documentaire Talmud de Pierre-Henry Salfati (sur DVD), on trouve un entretien avec un des plus grands talmudistes du XXesiècle, Adin Steinsaltz. Aux prises avec une bouffarde récalcitrante (un détail que Platon aurait su mettre en scène), le rabbi Steinsaltz explique que la mise par écrit du Talmud, bien que nécessaire, ne fut pas forcément une bonne chose, car une Loi orale est plus flexible qu’une Loi écrite (on peut reformuler un exemple en l’adaptant à la situation présente). Socrate aurait-il dit autre chose ?
Gilles Banderier
Agrégée de philosophie, Anne Baudart est professeur de chaire supérieure (ENS/Ulm) et maître de conférences à l’Institut d’Études Politiques de Paris.
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