Smith & Wesson, Alessandro Baricco
Ecrit par Marie-Pierre Fiorentino 04.09.18 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Italie, Roman, Gallimard
Smith & Wesson, mai 2018, trad. italien Lise Caillat, 158 pages, 16 €
Ecrivain(s): Alessandro Baricco Edition: Gallimard
Un critique audacieux et habile choisirait de rendre compte de Smith & Wesson sous forme de dialogue parodique. Un rédacteur, lent à rendre son papier consacré à cette pièce, s’y ferait gentiment tirer l’oreille par le directeur d’une revue littéraire.
Ce critique, facétieux, baptiserait ses personnages Leroy et Merlin, clin d’œil au titre de Baricco. On ne découvrirait, hilare, leur prénom qu’un peu plus tard tout en reconnaissant qu’on n’en attendait pas moins étant donné la cocasserie régnant dès les premières lignes.
Après quelques répliques, il serait clair que ces deux-là seraient faits pour s’entendre, malgré le ton bougon du directeur.
« Mais enfin, quoi ? Vous l’aviez demandé en service de presse, ce livre. Il s’agirait d’être réglo vis-à-vis de l’éditeur. Quel est le problème ? Il ne vous a pas plu ? ».
Il s’avèrerait que le rédacteur aurait une excellente excuse :
« Au contraire. Je retrouve la concision foisonnante de Soie (1) qui m’avait charmé. Au premier acte, le vacarme des cascades, leurs éclaboussures lourdes sentent l’humidité et la purée de fèves a des relents de célibat pauvre. Au début du second, j’ai pensé : “ils ne vont tout de même pas réellement le faire”. Et puis… Comment cette prose rapide et concrète parvient-elle à exprimer avec tant de vérité nos relations à la mémoire et au sens de l’existence ? Je cherche encore le truc ».
« Ne le cherchez plus. On vous demande une critique, pas une thèse. Et puis que ne vont-ils tout de même pas réellement faire ? ».
« Rien. Je ne ruinerai pas, même par allusion, le suspense que Baricco pousse à son paroxysme au début du septième mouvement ».
Qui sait en définitive si ce critique, rassasié par le livre de mots d’esprit et d’émotions, remettrait son article ?
Il ne prendrait cependant pas de risque à planter le décor. L’histoire se déroule principalement aux chutes du Niagara. Elle raconte une Amérique en marge qui n’est ni celle du Far West ou de la ruée vers l’or ni celle de la grande industrie car en ce tout début de XXèmesiècle, il est un peu trop tard pour les cow-boys et les Indiens, un peu trop tôt pour les loups de Wall Street.
Mais c’est bien l’Amérique entreprenante, innovante, casse-cou. L’honnêteté y est une notion toute relative, pas la solidarité entre gens de même condition. On y survit d’improbables boulots. Ainsi Smith le météorologiste, métier qu’il est en train d’inventer de façon fort empirique, et Wesson le pêcheur, pêcheur de corps de suicidés. Car, allez savoir pourquoi, on vient beaucoup aux chutes pour en finir avec la vie.
Pourtant, dans cette Amérique, tous les rêves sont permis, même aux repris de justice qui peuvent facilement se soustraire à la loi en changeant d’Etat, et aux femmes. Alors il s’agit de ne pas traiter à la légère Mme Higgins de putain et il faut prendre très au sérieux Rachel lorsqu’elle délire sur le scoop censé la propulser journaliste.
Dans cette Amérique, on laisse les jeunes être fous par fatalisme car, comme le déclare Mme Higgins avec résignation, « on sème, on récolte, et les deux choses ne sont pas liées. […] Parfois on sème, parfois on récolte, c’est tout ».
On laisse aux jeunes la folie comme seule chance de s’en sortir puisque, Rachel le comprend dans ce lieu majestueux, « la misère est une invention humaine et la grandeur le cours naturel des choses ».
C’est l’Amérique mais ce pourrait être n’importe où sur terre. « Tous les cours d’eau sont écrits dans la même langue », constate Wesson une fois au Mexique. Et partout le nom des fabricants d’armes comme les armes elles-mêmes parlent le langage universel de la loi du plus fort.
Sans dramaturgie pleurnicheuse, sans gags éculés, Baricco fait rire et donne envie de pleurer. Les didascalies tissent une complicité entre l’auteur et le metteur en scène ou le lecteur.
A l’instar de Smith et Wesson, celui-ci se demande, le livre refermé, l’esprit soufflé comme s’il avait lui-même traversé les chutes du Niagara, si la vie vaut d’être vécue telle qu’elle est ou perdue telle qu’on l’a rêvée.
Marie-Pierre Fiorentino
(1) Troisième roman de l’auteur paru en Italie en 1996 et publié chez Gallimard en 2001.
- Vu : 2931
A propos de l'écrivain
Alessandro Baricco
Alessandro Baricco, né le 28 janvier 1958 à Turin, écrivain, musicologue et homme de théâtre italien, est l’auteur de nombreux romans (Océan mer, paru en 1993, publié en français en 1998, Soie, paru en 1996, publié en français en 1997, Emmaüs, paru en 2009, publié en français en 2012), d’une pièce de théâtre et d’essais.
A propos du rédacteur
Marie-Pierre Fiorentino
Lire tous les articles de Marie-Pierre Fiorentino
Rédactrice
Domaines de prédilection : littérature et philosophie françaises et anglo-saxonnes.
Genres : essais, biographies, romans, nouvelles.
Maisons d'édition fréquentes : Gallimard.
Marie-Pierre Fiorentino : Docteur en philosophie et titulaire d’une maîtrise d’histoire, j’ai consacré ma thèse et mon mémoire au mythe de don Juan. Peu sensible aux philosophies de système, je suis passionnée de littérature et de cinéma car ils sont, paradoxalement, d’inépuisables miroirs pour mieux saisir le réel.
Mon blog : http://leventphilosophe.blogspot.fr