Sillons, Laura Tirandaz, Judith Bordas
Sillons, Aencrages & Co, coll. voix de chants, avril 2017 (pas de pagination), 18 €
Ecrivain(s): Laura Tirandaz, Judith Bordas
Les linogravures de Judith Bordas jouent de quelques couleurs (bleu délavé, lie de vin, orange, jaune…) pour matérialiser flou, personnages, empreintes sur une plage, avec un rendu proche des papiers peints.
Tissant texte et œuvre graphique, la maison d’édition, spécialisée en poésie, propose ici le travail en prose poétique de Laura Tirandaz, entre récit d’un œil ambulant, sensations naturalistes et descriptions d’un petit monde qui circule à l’heure des vacances, dans ce port non nommé, au bord de la Grande Bleue.
L’œil ethnographe enregistre tout : un homme réfugié sur le sable, des « pissotières », un marché qui se monte, la circulation de l’air, des gens, le ciel et ses « mouettes (qui) jouissent du spectacle », une mère et son enfant, le regard s’appuie, décèle, pointe, scrute, les étals, les mains, un retour au passé (par le biais d’une stèle commémorative « Morts en Algérie »). La prose, non ponctuée, sert excellemment le propos d’enregistrer au kilomètre, à la chaîne, les impressions, les rendus, quitte à réserver entre les lignes des motifs d’émotions.
Tirandaz, en anthropologue d’un port d’aujourd’hui, interpelle nos consciences : le refuge, l’exil, le chagrin, la filiation sont autant de passages obligés de cette prose très attentive à l’autre, non seulement en termes d’altérité mais encore dans l’intense réalisme que l’écriture déploie pour mieux cerner ce microcosme, assez révélateur d’un monde qui est soit attentiste, soit peu enclin à s’ouvrir à de nouveaux « sillons », à de nouveaux sillages de sens.
Poésie du regard, poésie de l’essentiel, aux pépites nombreuses :
La vieille dame sur sa terrasse allume la cigarette en tremblant un peu le regard fixe comme cherchant à voir un phare au loin mastiquant ses gâteaux comme des munitions de soldats parachutés les dents plombées noires…
Télescopages, scènes en « montage alterné », travellings incessants pour piéger le réel qui se donne : le livre de Tirandaz et Bordas, sous la bannière de Claude Simon, énonce lentement un monde qui ne s’offre pas toujours au sens. C’est ce qui assure un supplément d’âme et de beauté à l’ensemble.
Philippe Leuckx
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