Sigma, Julia Deck
Sigma, septembre 2017, 240 pages, 17,50 €
Ecrivain(s): Julia Deck Edition: Les éditions de Minuit
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Julia Deck n’est pas publiée aux Editions de Minuit par hasard. Elle est la plus que digne héritière de ce qui fut appelé « l’école du regard ». L’auteur n’est pas sans rappeler pour diverses raisons Robbe-Grillet (pour l’humour), Claude Simon (pour les chausse-trappes). Avec Toussaint, Echenoz, Ravey, Courtade, l’auteur de Sigma prouve que la fiction va de l’avant.
La romancière l’a déjà illustrée avec Viviane Elisabeth Fauville et Le Triangle d’hiver. Ici l’histoire est à la fois une science-fiction astucieuse, un roman d’espionnage et une réflexion sur le monde de l’art (galeriste, réalisateur de films, etc.), ses tenants, ses aboutissants, ses escroqueries et coups de poker financiers. L’énigmatique entité « Sigma opération helvétique » devient le juge suprême d’une suite de messages entre son bureau central et ses cinq agents chargés de l’enquête sur les œuvres indésirables.
Néanmoins, dans cette enquête filée, les incises sont nombreuses. Les agents ne sont pas plus que parfaits. Une des assistantes dans un de ses messages note combien le regard d’un des alter-égo coule sur elle « comme une pâte visqueuse, souille le tissu de sa robe, le contour de ses mollets ». Pour autant, la digression s’arrête vite afin de passer à une autre. Entre Davos, Lausanne, Genève, Zurich et autres lieux, la traque à la fois suit son cours, bat de l’aile ou cahote dans une parfaite fiction « déconstructiviste » dont le bilan culturel et humain reste une farce. Et ce, même si l’objet du livre est une « mission d’intelligence ».
Tout à la fois se décante et se complexifie au sein d’une enquête dont la stratégie n’est pas forcément ancrée dans les valeurs qui la justifient. Une nouvelle fois la romancière tourne autour du « crime » et de l’impunité. Mais l’intrigue plus ou moins « policière » qui conduit le lecteur en un jeu à multiples bandes. L’auteure continue d’y jouer avec les stéréotypes et codes du genre romanesque là où Sigma tente de rester une Unité au sein de la multiplicité des agents et des cibles (banquier, galeriste, actrice, savant). L’histoire n’est plus une fin en elle-même : elle est remplacée par les efforts que font les personnages afin de déplacer tout le temps ce que demanderait l’intrigue. D’où cet imbroglio épars, disjoint, ses adjacences à la Robbe-Grillet.
Fidèle à son attention maniaque à la description des lieux, Julia Beck, moins que de localiser l’intrigue, joue avec le lecteur comme une chatte avec ses souris. Mais le décor permet aussi de proposer un contrepoint aux « délires » qui emportent les protagonistes. Ils ont bien besoin de tels repères pour faire de la réalité autre chose qu’un vague symptôme. D’autant que pour Julia Deck le réel est trouble et ses personnages ignorent les réveils à l’aube et les épouvantables transports en commun. Levés à l’heure qui leur plaît, tout peut basculer très vite.
Pour la romancière, la forme de sa fiction n’a plus nécessairement besoin d’être conforme au présentable. Les incarnations ne sont jamais envisagées dans leurs seules distances respectables. L’auteure s’approche d’eux comme objet de ses curiosités. Ils deviennent la cavité de ses orbites, la profondeur mais aussi les trous de sens qu’ils sont supposés remplir.
Au caractère stratifié, cimenté, du roman « classique », la créatrice mêle diverses matières, divers systèmes de contact et de lecture. S’impose l’idée de l’oignon (que Léonard de Vinci lui-même n’avait pas hésité à convoquer) afin d’illustrer l’investigation et la métamorphose que propose la « trivialité » positive, concrète mais poétique d’une telle fiction. L’auteure fend le réel comme des oignons pour en distinguer le maximum des tuniques ou pelures qui forment ses cercles concentriques et que la société en sa grammaire a superposés. Elle montre de la sorte que le monde – comme l’oignon – n’est pas une boite. Ce qu’il contient est multiple en son paradoxe pelliculaire.
Jean-Paul Gavard-Perret
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