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Si quelqu’un écoute, Béatrice de Jurquet (par Pierrette Epsztein)

Ecrit par Pierrette Epsztein le 27.09.18 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Si quelqu’un écoute, Béatrice de Jurquet, éditions La rumeur libre, novembre 2017 (Prix Max Jacob 2018. Préface Gérard Chaliand), 128 pages, 16 €

Si quelqu’un écoute, Béatrice de Jurquet (par Pierrette Epsztein)

 

Un territoire à soi

Voici comment Béatrice de Jurquet définit elle-même son écriture : « J’ai capté des bribes de phrases attrapées dans le temps suspendu hors du bruit assourdissant du quotidien. J’ai cherché la juste place, la vibration, la résonance, l’attention aux choses minuscules, le rythme intérieur, la musique intérieure, le silence, le souffle ».

Le silence est indispensable pour savourer la poésie. Alors, un conseil, choisissez l’intimité, enfoncez-vous douillettement dans le fauteuil le plus confortable de votre maison, attendez tranquillement que vienne le crépuscule, à l’orée de l’automne quand les jours raccourcissent, allumez une lampe pour créer juste une lumière tamisée. Vous voilà préparé à savourer Si quelqu’un écoute de Béatrice de Jurquet, recueil de poèmes paru en 2017 dans les éditions La Rumeur libre. Dans ce recueil, vous retrouverez beaucoup de thèmes chers à l’auteur et déjà explorés dans son roman La Traversée des lignes : Les paysages et les maisons d’enfance,

« Un pays qui n’existe que d’être écrit ».

la famille, les objets anodins, les animaux, les éléments, les souvenirs, les instants :

« saisis mon instant, maigre proie

Sans aller nous allons. Pas besoin

d’en savoir plus ».

la sensualité, l’écoulement d’un temps décousu, les sentiments communs, les peurs et les angoisses aussi :

« De ma pensée le fond

est percé »

 

Mais il serait dommage de vous arrêter à mi-chemin, il vous faut grimper, grimper encore, non pas avec le corps mais avec l’émotion. Reprenez la même position. Mais, cette fois, lisez chaque poème mezza-voce. Une musique intérieure se révèlera à vous que l’œil, par l’agencement original de la typographie, est seul à percevoir. Si vous êtes attentifs, vous serez surpris de réaliser que, implicitement, souterrainement, en toute discrétion, l’auteur vous dévoile en fait son énigmatique approche de l’écriture. « …tout se joue entre les lignes… ».

Dans celles-ci, la musique occupe la place centrale. Ecoutez résonner en vous le tempo, la scansion, les intervalles, les vibrations, la respiration de la langue, la circulation de l’air. Laissez susurrer en vous le sens, comme résonne un instrument de musique, pour entendre l’illisible. Discernez les mots qui se répètent comme une fragile insistance : « J’ai emporté la voix qu’on emporte ».

Acceptez en cadeau « la parole de plus en plus bas ». Les pauses marquées dans la typographie retiendront votre souffle en suspens et ralentiront votre rythme de lecture. Ils s’incrusteront dans les blancs de votre mémoire comme ils s’inscrivent dans le poème. La poétesse écrit dans les marges, dans l’évidement.

« une langue émiettée

Sans ordre

Les pauses, la peur et les gestes… »,

dans les détours. Les phrases qu’elles esquissent bien au-delà du conscient vous atteindront dans des zones inconnues de vous.

« cela : incolore inodore

un temps tremblant d’entre-deux

qui dérobe et ne restitue pas ».

Le verbe lui sert d’ossature.

Mais Béatrice de Jurquet, tout en donnant l’impression de se confier au poème, ne quitte jamais le masque qui la protège. Dans le choix de la discontinuité, dans les ellipses d’une mémoire trouée, elle cache ses cicatrices à l’ombre des mots dans toute leur densité et inscrit ses phrases difractées dans une discontinuité, au bord de la rupture.

Elle trouve dans la poésie une halte, un repos. Elle partage avec vous l’impossible à partager,

« Je ne sais plus voler. Ni parfois même voleter.

Mon crâne est rasé à l’intérieur »

cet indicible de son espace intérieur niché dans une crypte.

« Un mal orphelin

même la poussière

se lamente

ma voix la console »

Alors, oui, vous écouterez : « Une langue autre éclaire ma langue, elle en éclaire le feu ».

Et vous entendrez cet appel :

« Mots fêlés…

Les faire chanter, je crains de ne plus pouvoir ».

 

À notre époque de déperdition du langage, se risquer à écrire de la poésie est une lutte permanente pour ne pas céder à la tentation de la facilité. Il faut une sacrée force ou une sacrée inconscience pour se lancer dans l’aventure. Ou alors, ne pouvons-nous pas parler de hardiesse pour choisir la simplicité et l’épure comme le prouve la pratique de Béatrice de Jurquet.

Comment être simple avec art, trouver le ton juste, la juste mesure, savoir se borner ? L’art de Béatrice de Jurquet repose sur cet enjeu permanent : Ecrire dans les ombres, dans les nuages, dans la brume. C’est pour cela que son recueil répond si bien à l’énoncé de Christian Prigent dans son ouvrage La langue et ses monstres. « Réussir à parler une langue qu’aucune bouche n’a parlée… avec le désir, l’angoisse de révéler l’impartageable sensation d’un monde vivant ».

La poésie déplace les frontières, elle « défamiliarise ». Le poète écrit dans les failles, dans les gouffres. Et la poétesse de citer Pierre Reverdy à l’appui de ses dires :

« Car ce n’est, au fond, que ça la poésie, du sable.

Un sable, il est vrai, transmuable, par aventure en cristal ».

L’écriture de Béatrice de Jurquet est foncièrement moderne dans sa façon d’agencer les mots, le temps et l’espace. Aucun déferlement romantique dans ses poèmes. Mais une maîtrise de la langue, un art de prendre les mots à bras le corps et de leur faire rendre gorge tout en choisissant avec constance de privilégier la simplicité en préservant une certaine opacité.

Pour Béatrice de Jurquet, faire acte de poésie est peut-être faire apparaître une parole qui échappe aux stéréotypes de la langue et de la pensée. Mais aussi, avec une lucidité catégorique, pressentir la vanité de la trace sans pourtant jamais renoncer à avancer sur ce chemin d’inquiétude.

« Ce qu’elle fait des morts ? elle rassemble les os, les lave, les range de telle façon qu’ils dessinent un corps humain ; d’une peau de chagrin fait un lit de fraîcheur ».

Les poèmes sont des énigmes qu’il est inutile de tenter de déchiffrer, juste se laisser bercer par leur mélodie, se tenir dans l’incertain et être surpris.

« Poésie,

membre fantôme des langues ».

 

L’acte poétique n’est-il pas la plus salutaire et la plus acharnée résistance temporelle face à l’accélération délirante du rythme de la vie contemporaine ? Ne pouvons-nous soutenir l’affirmation de Marc-Alain Ouaknin que « la recherche obstinée du mot le plus conforme à son ressenti, la métaphore la plus déconcertante que le poète fouille et débusque aux tréfonds de lui-même offrent au lecteur des temps d’ouverture de l’être et du langage, dans cette médiation essentielle que réalise l’activité de lecture » ?

 

Pierrette Epsztein

 

Née à Saint-Girons dans les Pyrénées ariégeoises en août 1940, Béatrice de Jurquet est psychanalyste, écrivain, poète et traductrice, et vit à Lyon. Elle est membre du jury du Prix Roger-Kowalski et participe à des revues de psychanalyse et de poésie. Certains de ses poèmes sont traduits (en italien) dans Nel pieno Giorno dellobscurita antologia della poesia francese contemporanea (edizioni Marcos y Marcos, Milano, 2005).

 

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A propos du rédacteur

Pierrette Epsztein

 

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Rédactrice

Membre du comité de Rédaction

Domaines de prédilection : Littérature française et francophone

Genres : Littérature du "je" (autofiction, autobiographie, journaux intimes...), romans contemporains, critique littéraire, essais

Maisons d'édition : Gallimard, Stock, Flammarion, Grasset

 

Pierrette Epsztein vit à Paris. Elle est professeur de Lettres et d'Arts Plastiques. Elle a crée l'association Tisserands des Mots qui animait des ateliers d'écriture. Maintenant, elle accompagne des personnes dans leur projet d'écriture. Elle poursuit son chemin d'écriture depuis 1985.  Elle a publié trois recueils de nouvelles et un roman L'homme sans larmes (tous ouvrages  épuisés à ce jour). Elle écrit en ce moment un récit professionnel sur son expérience de professeur en banlieue.