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Shutter Island, l’autre terreur, par Léon-Marc Levy

Ecrit par Léon-Marc Levy le 04.06.15 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques, Côté écrans

Shutter Island, l’autre terreur, par Léon-Marc Levy

 

Je ne quitte décidément plus ce ponton d’arrivée des ferries sur une île bostonienne. La scène d’ouverture de Shutter Island est rigoureusement située au même endroit que celle du Ghost Writer de Polanski. C’est le premier choc hallucinant de ce film. Polanski et Scorsese se sont-ils donné le mot ? Il y en a d’autres des chocs… plein d’autres, presque trop, ce qui, à un moment, peut paraître surcharge de la narration : à force de jouer sur les nerfs du spectateur, Scorsese les « sature » en quelque sorte, jusqu’à installer un sentiment de banalisation de l’incertitude et de l’horreur inattendue. L’effet est évidemment voulu : banaliser l’inquiétude pour accroître le choc de la vérité.

Il faut dire (il faut bien !) d’abord que Shutter Island est un film somptueux et magistralement dirigé, porté par un Leonardo Di Caprio gigantesque, habité, génial. J’avais lu en 2003 le livre de Dennis Lehane. Assez bien. Martin Scorsese en fait un film immense.

C’est un thriller. Ah bon, tout le monde vous l’a dit ? A la fois film policier et thriller paranoïaque, où s’entrecroisent les cauchemars réels et les cauchemars de la folie.

On vous l’a dit, c’est un thriller. « A la Hitchcock » nous dit une grande partie de la critique. A cause de la rencontre psychose/violence ? Bof ! L’écriture de Scorsese n’a rien à voir avec l’univers hitchcockien… On pense surtout à Stanley Kubrick (Shining est sans cesse présent) et à Roman Polanski (Décidément ! Jamais on n’a été dans des univers aussi proches de Répulsion, de Rosemary’s Baby, du Locataire). Et Scorsese déploie tout son savoir-faire : caméra vertigineuse, montage millimétré à couper le souffle, et cette magnifique obsession à filmer les acteurs en gros plan et en décalant légèrement la caméra vers le bas. L’univers de Scorsese est écrasant, au sens physique du terme. Revoyez Goodfellas (Les Affranchis), c’est un récital du genre !

C’est un thriller, on vous l’a dit.

Sauf que… Si c’est un thriller, et c’en est assurément un, il n’est pas écrit seulement dans la trame d’une fiction bien ficelée, d’une histoire à rebondissements, de secrets enfouis dans la mémoire des personnages et qui se révèlent peu à peu, jusqu’à découvrir l’incroyable vérité. Le fil infernal qui mène le personnage central (un jeune flic, Teddy Daniels) ne prend pas seulement source dans un drame familial épouvantable qui l’a fait basculer dans la folie. Car ce drame a lui-même une source : le héros de l’histoire a sombré, au début des années 50, dans l’alcoolisme, délaissant sa femme qui, elle, s’enfonce dans la folie. Or l’alcoolisme de Teddy est sa manière de gérer l’impossible : le souvenir qui le hante de la libération de Dachau par les Américains en 45, alors qu’il était soldat et l’un des premiers témoins de l’indicible. Ça donne une toute autre dimension au film. La folie du héros, celle qui l’assaille depuis deux ans, c’est une effroyable culpabilité. Celle d’être arrivé en retard un jour chez lui et d’y avoir trouvé ses trois enfants assassinés par leur mère, devenue folle, et d’avoir alors tué sa femme, au cœur du désespoir qui l’écrasait.

Ça c’est la narration première. En fait, comme une image lancinante et obsessionnelle, Teddy Daniels voit sans cesse sa fille aînée morte (image qui rappelle terriblement les petites filles mortes du Shiningde Kubrick) qui lui dit : « Why didn’t you come sooner to save us all ? » (« Pourquoi n’es-tu pas venu plus tôt pour nous sauver ? ») Et là, le sens même du film bascule. Car c’est à l’autre drame, le pire de sa vie, que Teddy est ramené. L’horreur familiale, privée, se fait écho assourdissant de l’expérience humaine la plus épouvantable qui se puisse imaginer : la libération de Dachau et la découverte, hallucinée, du cauchemar le plus inouï de l’histoire humaine, les monceaux de cadavres assemblés en sinistres collines, les fours crématoires encore fumants, le regard d’outre-tombe des yeux des survivants. Et, planant sur ces souvenirs ravageants de la Nuit infernale cette phrase lancinante : « Why did’nt you come sooner to save us all ? »

Scorsese ne parle plus de sa narration. Il ne parle plus de Teddy Daniels et de son cauchemar familial. Il parle du traumatisme post-Shoah de l’Amérique, et au-delà de l’Amérique, du monde entier. Pourquoi n’y sont-ils pas allés plus tôt pour les sauver tous ?

Oui, Shutter Island est un thriller. Mais c’est le thriller du thriller le plus inimaginable de l’histoire humaine : des hommes ont fait ça à des hommes ! Et des soldats américains (russes en d’autres endroits) ont vu ça les premiers et l’Amérique ne peut oublier l’horreur et la culpabilité qui va avec ! On se rappelle le visage déformé par l’incrédulité du général Eisenhower découvrant le camp d’Ohrdruf. On se rappelle les soldats américains obligeant les habitants de Buchenwald à visiter le camp encore rempli de ses cadavres et de ses morts-vivants. La culpabilité de Teddy Daniels c’est celle du monde de l’après-Shoah. Et alors on pense à Samuel Fuller, le grand cinéaste américain et qui, tiens quel hasard, est le cinéaste de référence de Scorsese, son modèle revendiqué ! Samuel Fuller, caméra en mains, était un de ces jeunes GIs chargés de filmer les premières images des camps. Fuller l’a filmée deux fois. La première, c’était lors de la découverte des camps. Il avait filmé la sortie des corps, les réactions des soldats, des villageois. C’était à Falkenau, Fuller découvrait en même temps qu’il filmait : derrière l’œilleton, comme protégé, il ne pouvait encore saisir toute la dimension de l’horreur qu’il avait sous les yeux. Ces images, Fuller a mis longtemps avant de pouvoir les montrer. Et un jour il l’a fait dans un film inoubliable, en 1980, The Big Red One. C’est là que Scorsese a pioché dans sa mémoire de grand cinéphile les images récurrentes de Shutter Island.

Ce film est écrit en abyme : un cauchemar en cache un autre ou plutôt en réveille un autre. En pire.

Shutter Island est un « polar » de l’après-Shoah. C’est ce qui donne à ce film sa charge continue de peur. Ce que Scorsese nous dit, c’est qu’aucun thriller, si terrifiant soit-il, n’atteindra jamais la terreur que l’histoire des hommes a réellement engendrée.

 

Léon-Marc Levy

 


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A propos du rédacteur

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /