Shining, le Labyrinthe du dedans
Revoir, après des années d’abstinence, le « Shining » de Stanley Kubrick, a quelque chose du « déjà vu », bien sûr, mais surtout de la découverte absolue. Un peu comme si, de s’être détaché de la trame narrative depuis assez longtemps, de l’avoir intégrée dans sa mémoire inconsciente, nous libérait en quelque sorte de toute contrainte de lecture directe.
Fable onirique sur les entrelacs étranges de l’espace et du temps, conte pour enfants (dans son effroyable cruauté) tressé des fils de l’espoir et du malheur, « Shining » déploie les lignes parallèles d’une redoutable machine narrative et d’un conte symbolique à échos vertigineux. A la topographie centrale du Labyrinthe, métaphore hallucinée et hallucinante qui structure le film et son écriture, font pendants et miroirs les topologies croisées des relations entre personnages, du rapport d’un homme à son écriture (Jack Torrance se veut « écrivain ») et de la scansion alternée du temps et du désir humain.
La peur (la terreur ?) qui suinte de cette histoire en un goutte-à-goutte de plus en plus accéléré, tient beaucoup moins à l’image, aux images-choc, qu’à un subtil rapport de décalage chronologique entre la naissance d’une image et la formation d’une autre, virtuelle, fignolée par le désir inconscient du spectateur. La source de la peur est dans le regard du spectateur sur l’écran. Les cadres spéculaires de l’horreur sont mis en scène par le sujet voyant qui substitue son désir à celui du metteur en scène, plan par plan, fantasme par fantasme, en un déroulement dédalesque qui n’est rien d’autre que la trace métonymique redéposée de la parabole du Labyrinthe. Parabole obstinément déclinée tout au long du film, des couloirs vertigineux de l’hôtel, aux dessins de la moquette qui les couvre (voir photo), et jusqu’au vrai labyrinthe végétal où se déroule la scène finale pendant laquelle Jack Torrance se métamorphose en taureau mugissant. Aux angles abrupts et aveugles de ce labyrinthe, des couloirs interminables de l’hôtel de montagne, écrin du cauchemar, ce n’est pas tant le couple de fillettes jumelles, ni le bruit obsédant des roues de la petite voiture jouet du petit garçon qui transforment le jeu d’enfant en voyage à travers l’effroi : ce sont les myriades de craintes, visions redoutées (désirées ?), horreurs polymorphes que le spectateur fait jaillir de l’ombre de son angoisse propre. Dès lors, il s’agit moins du cauchemar de l’image montrée par le cinéaste (visions en « shining », meurtres à la hache) que de celui qui se tisse de la nature même des hommes, des figures croisées de leur destins, de leur détresse, du Malheur enfin qui, avec eux, est advenu au monde.
Si la folie de Jack Torrance fait si peur, c’est que sa grimace (fabuleux Nicholson qui, cette fois, « surjoue » à raison !) nous est étrangement familière : folie de l’Autre dans laquelle JE me reconnais. Discours du fou dans lequel je perçois les bribes déniées de mon propre discours. Les sentes qui mènent le héros à la psychose meurtrière n’ont rien de chemins vicinaux : ce sont les voies royales de l’être-au-monde des humains : - Violence structurelle de toute relation de couple (si vous en doutez, jetez un œil aux faits divers quotidiens dans votre seul journal local et comptez les épouses trucidées par leur mari ou inversement. Ou, plus simplement, méditez un instant sur ce qu’on appelle les « scènes de ménage », dont le contenu jouxte souvent la haine pure. – Flux et reflux d’amour/haine dans la relation père/fils, depuis (au moins ça fait repère) que le brave Œdipe a condamné le premier à être (symboliquement) tué par le second. – Terreur indicible enfin de l’écrivain devant l’impossible « feuille blanche », métonymie détachée de son vide intérieur, et qu’il ne peut que laisser désespérément blanche ou couvrir maladivement des signes sinistres de ses névroses, inlassablement répétés, encore et toujours, à l’infini : « All work and no play makes Jack a dull boy. All work and no play makes Jack a dull boy. All work and no play makes Jack a dull boy… » Ne sommes-nous pas là juste devant toute aventure d’écriture ?
L’identification ne se fait pas au héros fictionnel qu’est Torrance. Elle se fait au héros réel qu’à travers lui nous reconnaissons comme nous-mêmes. Une image de fiction, la plus horrible soit-elle, ne peut que faire frissonner. Une image du réel en nous opère des ravages de terreur. La matrice originelle que Kubrick a choisie dans le Mythe du Minotaure (Mino-Torrance olé !) dit clairement le propos essentiel du film dans la trace multiple des échos du labyrinthe qui traverse énoncé et énonciation : l’homme est au monde égaré dans les dédales intérieurs et extérieurs de sa propre existence, piégé dans les mailles de l’altérité radicale, mais aussi de son inconscient, décidément sauvage, décidément illisible.
« La joie de satisfaire un instinct resté sauvage est incomparablement plus intense que celle d'assouvir un instinct dompté.» (Sigmund Freud. Malaise dans la civilisation)
Et le spectateur, comme Jack Torrance, reste pétrifié dans la glace à la dernière image. Dans la glace mortelle d’avoir entrevu ses propres dédales intimes.
Léon-Marc Levy
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