Sèvre, eaux fortes, Vincent Dutois (par Marc Wetzel)
Sèvre, eaux fortes, Vincent Dutois, Le Réalgar-Éditions, 2020, 44 pages, 4,50 €
C’est un texte génial, et qui n’est presque rien : un livret de trente-cinq pages, sorti il y a deux ans, qui tient dans la main. Le titre évoque la Sèvre Niortaise (fleuve côtier qui, avec la Nantaise – qui n’est, elle, qu’une simple rivière –, baptise le département bien connu de l’Ouest français, et finit en face de l’île de Ré), joue avec le nom de la gravure sur plaque de cuivre (l’eau forte est l’acide qui creuse les traits voulus en sillons qu’on remplira d’encre et imprimera sur papier), propose un cliché, sobre, nu et net du Marais Poitevin proche (l’auteur est aussi photographe). Sept lieux proches les uns des autres (les coordonnées baroquement fournies font foi) sont successivement commentés. On attend un hydrologue, un ethnographe, un promeneur, un natif ; on les a. On a, surtout, un styliste étincelant, d’une démoniaque virtuosité, qui vous décrit aussitôt quatre anciens clampins du cru (les « frères tous-pareils » !), posant pour l’avenir (dont ils se souciaient peu, qu’ils méritaient moins encore) dans une prose poétique dont on ne connaît pas, dans la langue française, d’équivalent actuel :
« Longtemps furent photographiés, assis sur un parapet, quatre frères tous-pareils, la tête dans le cou, lui-même vissé sur un corps sec, un strabisme de film d’épouvante et la langue dehors qui lape un tic, fumant un petit cigare crème qui les faisait baver. Ils demeuraient en place de midi jusqu’à treize heures, après quoi la flûte à ultra-sons du train-train des idiots les appelait ailleurs » (p.9).
Assez émus par cette « langue dehors qui lape un tic » (on ne voit pas comment mieux caractériser en six mots le purgatoire génético-social d’une contrée), on poursuit ces courtes, et terribles, et irrésistibles pages qui rendent inlassablement compte de sortes d’existences à l’ancienne, de vies (maladroites, évasives et rudes) de jadis, qu’une phrase semble un instant retourner vers nous pour justifier leur péremption, et contresigner leur oubli. Ainsi, successivement, de la lève-tôt gardienne de source (la Sèvre naît par ruissellement, là, à Sepvret, où le relief a dessiné un plateau de réception des pluies, mais une douzaine de points proches en étaient contrôlés), de la guérisseuse (la médecine officielle s’est longtemps peu aventurée à l’est immédiat de Niort) et du moine itinérant fondateur de la lignée d’ascètes en sa cité éponyme :
« On parle sans bien savoir d’une gardienne de la source, choisie dans la même famille depuis toujours, d’une charge qui se transmet par désignation ; d’une fille qui, dès son entrée dans la fonction jusqu’à l’imminence de sa mort, viendrait, dit-on, à la faveur de l’aurore, ouvrir à coups de talon dans le sol des flaques provisoires, pour la désaltération des bêtes sauvages, des cerfs et des oiseaux, que l’eau tellurique fortifie… » (p.9-10).
« C’est qu’à deux pas, à tire-d’aile, dans un lieu-dit, une dame, toucheuse, exerce. Sa ferme, maison forte, escalier dehors, granges, pigeonnier en claustra, dalle de perron concave, regarde à l’ouest. Le jardin d’hiver, lambrissé pour une salle d’attente, empeste le camphre. La guérisseuse cherche du bout des doigts le nerf sorti, sur le poignet ou sur la cheville ou à la vertèbre ; ça claque, d’un coup sec. On la paie sans la quitter des yeux, à discrétion ; elle, aussitôt, s’absente, dans un grelot de cages à serins et de petites perruches, qui protestent en chansons » (p.10-11).
« Les religieux, les songe-creux, des descendants d’apôtres, affluaient de la Chrétienté. Le moindre chef abbé avait un prénom de malade des nerfs : Audulphe, Abbon, Ramnulfe, Ansegise. Qui dit monastère dit gorets, animaux à viande et reliefs. Il y avait foires. L’abbaye, bondée, mangeait. On jetait, depuis le réfectoire, sur les petits enfants serfs maquillés au sang, des peaux qu’ils écharnaient à l’ongle. Moines et tanneurs descendaient à la même heure sur la berge, où les uns déféquaient et les autres corroyaient. Un jus graissait le fleuve que, selon les dires du moment, les bêtes fantastiques de l’océan, voraces, remontaient la gueule ouverte ; les fleurs versicolores explosaient et les arbres trop nourris de matières étaient grandioses » (p.27-28).
Il n’y a pas que les individus que leur odieux tempérament (et leur misérable entregent) rive à la médiocrité ou au sordide : d’effarants portraits de groupe témoignent d’une malédiction plus partagée, comme solidaire, comme si chaque génération, chaque sexe, chaque ramure domestique prenait spontanément, et comme volontiers, sa part du néant commun. L’autoportrait du pique-nique familial (dont la composition fait regretter l’inaction du planning du même adjectif à l’époque) vaut d’avance tous ses commentaires :
« Le dimanche en août, sur quoi appuient les orages, une famille s’assemble. Chacun boite dans les accrocs de terre d’un pré bas, à peine rasé. Telle tante épaisse, tout en bassin, s’entorse. Au bûcher tourne en broche un agneau qui suinte, des chiens assis bavent. Les vieux parents déjà halètent sous un parasol, ils y chevrotent ou patoisent ; surgit, poussée par la toux, une gueule osseuse aux petites dents d’argent, à l’œil de mercure mat, qui siffle, qui stridule. L’on sait bien, au secret de soi, que cette mort est imminente, avant l’automne, par suffocation totale et accélération des choses. Ça déjeune sur de l’herbe brûlée. L’unité de mesure est le pain, et les alcools marquent les heures. Le vin huile et découd peu à peu le contour des lèvres de celle-ci, que l’on aimait pour sa voix rauque et ses troubles élégances de fille montée à la ville. La sieste allonge des hommes qui suent, la somnolence des femmes les assied en tailleur dans un cercle indestructible, croyait-on, de mères et de sœurs. Le jeu a pris chez les aînés des enfants. Un, rit du fretin qu’il exhibe. Un, pleure de la quantité de plaies aux genoux, de son sang sur les habits blancs. Un, en équilibre sur les mains : on se souvient qu’il finit sa cabriole arrière, chemise trempée, bretelles défaites, dans le fleuve à son plus bas » (p.24-25).
Il n’y a nulle complaisance dans ce crépusculaire arc-en-ciel de couleurs locales. Simplement, le jeu révolu des motivations ethnico-spirituelles – qui allèrent de soi pendant des siècles – est magnifiquement noté. La vie personnelle, et inlassable, des éléments (la pérennité des rives glissantes, des plongeoirs naturels, des trous de pêche, des mini-courants du marigot et même du parapet moussu des arches d’un pont roman, celle aussi des « ânes, tout en sciatiques » et des « chevaux de delta, conçus pour survivre aux marées dynamiques », scandent jusqu’à l’espérance de leur éradication) apaise, compense, et sauve peut-être tout. L’auteur, qui a le génie de la présence juste, ne se montre (pour ne blesser personne) féroce que des nuances ; pour n’humilier personne, il trouve toujours à décrire aussitôt plus décati, plus grotesque et plus cinglé que l’idiot que sa prose vient d’assassiner. C’est Pierre Sansot revu par Froissart, ce sont les « gens de peu » transfigurés par l’histoire même qu’ils ne pouvaient conduire. C’est, en tout cas, l’œuvre, extraordinairement ciselée, d’une compassion supérieure, une pitié qui ne se ment pas, et – voyons franchement les choses – un mépris qui ne se pardonne rien ! Pour dire par exemple quelle vérité peut sortir de la bouche des restés enfants sur eux, de quelles indélibérées et précieuses archives peuvent être porteuses les physiologies auto-entravées, crétines, impuissantes (qu’on ménage d’entrée, puisqu’on les sait analphabètes des terribles remarques qui se rédigent d’elles), un passage – d’une cruauté qui se sait inexpiable – avance vers nous le miroir de son allégorique confidence :
« Vieil adulte incomplet, un certain Lucien était du genre tardif. Il portait beaucoup à la bouche, les insectes, les clous, les choses sales. À son père, bouilleur de cru, qui lui criait de rendre ce qu’il suçait, il cracha le fossile d’un os orbital. Puis, les autres jours, une mandibule ou des esquilles, dont une lui fit une boule de pus sur la langue. Un cousin, qui brocantait, estima de son point de vue que ç’avait tout l’air du chaînon manquant. L’instituteur, marxiste, penchait plutôt pour les restes sédimentés d’un petit singe de foire ou, sinon, d’un petit enfant de forains. Les amis du bulletin d’histoire locale, qui craignaient la farce, émettaient des doutes. Ce qui rendait un son de cloches. Un autre cousin, qui portait la moustache de la police, assemblait dans sa cave les éléments du puzzle, qui prit la forme d’une tête incomplète avec, en guise de sa couronne, sorti de la gravière où l’idiot fouillait, un casque boche » (p.29-30).
Bien sûr, le sens d’une si cruelle rhétorique (dont la valeur, elle, est au-delà de tout éloge) peut inquiéter, et faire débat : une ironique vindicte tirant sur l’ambulance des traditions ? un art singularissime de l’épopée infantile (des travaux d’Hercule, en version dînette) ? une acuité psychologique quasi-surnaturelle, et donc sans réalisable emploi (quand l’auteur remarque que les gens âgés ne se vexent réellement que dans l’unique occasion où ils sont pris à s’ennuyer – car c’est avouer que le temps des actions dignes d’intérêt, des exploits concevables, est mort – il ajoute, génialement, que si les vieux humains s’ennuient comme des animaux, les vieux animaux domestiques, eux – les ânes, les chevaux perclus, les chiens, cités plus haut –, s’agacent et s’irritent comme des hommes) ? On a là le feu d’artifice, en tout cas, d’un cortex somnambule ; une sorte de délirante lucidité, qui fait dire, à la fois peureusement et envieusement, à son lecteur : « Si, par impossible, je me parlais un instant comme cet inclassable auteur toujours écrit, qu’adviendrait-il de ma pensée ? ». De cette prose jubilatoire et étouffante, à l’incandescence amusée, d’une obsessionnelle perfection, d’une admirable originalité, d’une sorte d’hallucinatoire perspicacité, comment juger autrement qu’en regrettant de l’avoir méconnue, et trouvant joie vraie à en proposer et partager lecture ?! Deux passages merveilleux (l’un sur une vallée littéralement « à vol d’oiseaux », l’autre sur l’incroyable mari de la « dame du pont ») le diront mieux encore : Dutois est un extraordinaire écrivain.
« S’ouvre, après la cité abbatiale de garnison, une vallée d’heures plates, de chaussées, de cabanes peintes ou passées au goudron qui toutes ont le verrou symbolique. Les oiseaux lourds, qui la frôlent du ventre, peinent à distinguer le sens de la rivière, à comprendre si elle avance, comment elle s’écoule. C’est l’endroit de prédilection des noyades volontaires, car la glissade depuis la rive est aisée » (p.31).
« Son homme à l’atelier usine des clous, pour des réparations qui durent. Il parle l’araméen des colverts, qu’il appelle et nourrit de miettes sur les trois marches d’un escalier de berge. Sa manie de pêcher au soir à la grenade à plâtre, dans les fosses où les poissons gras et lippus digèrent, rappelle qu’il fut jadis une brute, un caïd des bals et le champion du bras de fer. Il s’endort jusqu’à midi sous le tilleul. Son chien méchant, à bout de longe, lui pourlèche les doigts » (p.35).
Marc Wetzel
On lira, de Vincent Dutois, dans l’excellente revue de poésie contemporaine, en ligne, « Ce qui reste » (co-éditée par Cécile A. Holdban et Sébastien de Cornuaud-Marcheteau) quelques textes extraits du précédent recueil, Cadastre des Misères, réunis sous le titre : On voit bien, d’ailleurs, sur sa pierre, que le nom s’efface. Cette délicate revue mérite visite, par les recueils délicieux et intrigants qu’elle édite. Petit-fils d’imprimeur, Vincent Dutois (né en 1966) a été libraire à Fontenay-le-Comte (Vendée). Il est aussi photographe, en illustrant par exemple ses proses. Ses textes sont accessibles sur son site : À la mèche lente.
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