Seule, aux confins, Choix de poèmes, Pascale Goëta (par Marc Wetzel)
Seule, aux confins, Choix de poèmes, Pascale Goëta, Editions du Levant, janvier 2021, 96 pages, 16 €
Chanter en temps d’emmurement, est-ce bien raisonnable ?
« Si tu parles aux murs, fais attention, je te préviens fais attention. Les murs sont comme ces plantes bizarres qui semblent fermées et quiètes. Mais ce n’est pas vrai. Un moment, ou l’autre, elles s’ouvrent subrepticement – c’est toujours au contact d’une proie ingénue – et elles se referment vous ayant happé irrémédiablement, et assimilé. Et vous êtes encore là à les regarder comme si rien ne s’était passé… » (jour 50, Guy Levis Mano).
Ce « Journal de Confinement » (du 17 mars au 11 mai 2020), qui est plutôt comme le dit son sous-titre « Journal poétique en temps de confinement », a une triple originalité : d’abord son auteur (Pascale Goëta) l’a fait écrire, exclusivement, par d’autres – des poètes qu’elle connaît et qu’elle aime, dont elle choisit chaque jour quelque chose ; ensuite elle poste chaque soir sur YouTube sa lecture directe du poème ; enfin elle ajoute une image, un discret accompagnement musical, et ne montre d’elle que sa voix.
C’est donc un journal ouvert, polymorphe et ritualisé. Mais c’est surtout un journal qui, cinquante-cinq jours durant, ne dit pas une fois « je », ne confie exclusivement que ce que la conceptrice du recueil aime s’entendre lire, et solidarise peu à peu, en leur offrant de se succéder sur l’agenda de notre recluse, des solitudes plus anciennes et magistrales que la sienne. Cette hospitalité esthétique et spirituelle en plein renfermement spatial et physique est plus qu’une simple astuce de convivialité virtuelle, c’est une communion des saints en plein désert. Mais est-ce alors simple chamboulement, ou nette conversion ? Deux voies, d’ailleurs, bien distinctes ?…
« Un jour viendra
où il n’y aura plus à pousser les vitres pour
qu’elles
tombent,
ni à enfoncer les clous pour qu’ils soutiennent,
ni à marcher sur les pierres pour qu’elles se
taisent,
ni à boire le visage des femmes pour qu’elles
sourient… » (jour 52, Roberto Juarroz)
« J’ai adoré le succès,
sans savoir qui il était ;
c’est seulement quand le mien est devenu le tien,
que ma liberté est née. (…)
Dans mon cœur il y a une mer qui monte,
sa crue est sans fin ;
seul ton cœur, qui appelle le mien,
est pour cette mer un rivage » (jour 55, Amir Or)
Le titre du recueil (Seule, aux confins) dit beaucoup du paradoxe de la situation : les confins ne disent pas d’abord en latin (confinia) la région la plus éloignée d’un territoire, son endroit le plus reculé, mais la zone-frontière, la limite commune (donc partagée) de deux espaces, donc une sorte d’étrangèreté limitrophe, un voisinage entre deux inconnus ! Mais ici, c’est bien une extrémité sans vis-à-vis qui est offerte, une contiguïté avec personne, un isolement sans horizon vivant. Les humains portent les uns pour les autres une menace virale qui leur fait devoir de s’éloigner chez eux. Le « confinement » sanitaire consiste à ce que chacun cloître la menace que sa simple présence physique est potentiellement pour tous les autres. Claustration logique, mais sordide : seuls les murs qu’on regagne donnent droit d’ôter son masque, et le naufrage de l’isolement remédie seul à l’abordage pathogène !
« Qui nous prendra le soir dans ses bras –
Le Tout-Puissant est si fatigué
Qu’il n’a plus la force de nous porter.
Nous sommes devenus plus forts que lui.
Si nous étions des fleurs, notre parfum
l’atteindrait
Si nous étions de l’eau, la rosée frôlerait
ses confins » (jour 49, Rivka Miriam)
« Je me suis vidée comme une piscine
je t’ai dit ce qu’une femme ne se dit pas,
j’ai pensé que si j’étais nue,
j’essaierais de reconstruire un commencement, tu
sais pourquoi c’est arrivé, terrible, je me suis vidée
comme une piscine,
ce que j’aurais pu faire depuis le début
ce que j’aurais fait s’est effacé dans l’oubli,
ça aurait pris des jours pour revenir,
je n’ai pas encore d’expérience : j’aurais aimé
qu’il réponde à ma question
je ne sais pas quand une telle force me soulève,
ce moment revient, il existe encore,
revenir en arrière est-ce vraiment un retour ?
J’attendais, sans que tu bouges, comme un second,
un autre moi » (jour 48, Yona Wollach)
La posture exceptionnelle du confinement remet rudement tout en cause, car il est comme une santé prise à son propre piège, il est fait de jours fériés par défaut, il est cette étrange maison dont j’ai la clé d’entrée, mais non de sortie ; il est aussi cet atelier baroque dont je suis le gardien indigène, et l’absurde veilleur de jour. Mais ce que montrent les textes choisis par Pascale Goëta, c’est justement que la poésie est, depuis toujours, un libre confinement de la parole, un huis-clos décisif dans le recueillement d’un présent vivant, et une façon (comme une prière, mais adressée au monde) de faire encore quelque chose de notre attention quand il n’y aurait plus d’autres ni même de choses pour la requérir ! La poésie est cette merveilleuse ressource humaine d’une parole toujours en présentiel quand tout le monde agi ou subi aurait reculé indéfiniment, s’étalerait ou s’écoulerait là-bas, inaccessiblement, égaré ou évanoui dans sa distante – sa distantielle ! – contingence.
« Je veux sentir ta vie dans ton corps
Te sentir tout entière
Jusqu’au cœur de la moelle de tes os
Dans tous les plis de tes pores
Je n’ai pas la nostalgie de l’amande
Qu’on grille
Du pain qui respire à la sortie du four (…)
Je veux te sentir, sentir tes eaux
Ton sang et tes sels
Rentrer dans ton air
Me frotter à ton ventre
Ecouter les bruits du monde
Me prélasser sur ton dos
Me masser sous tes pieds tes aisselles
Te respirer m’instiller en toi pour
Que tu me reconnaisses chaque fois que tu vois » (jour 43, Saïd Sayagh)
« Il y a un silence plus haut que le silence
De ce samedi soir qui tombe
– Je ne sais pas si c’est de mon âme ou de
l’immense
Vide printanier des rues –
Sur ma maison. Et au cœur de ce terrible
Silence et l’autre, le doux son
D’un tiroir où le murmure qui mourant
Stagne à l’horizon, transforme le fait d’être
homme
En part de la fête qui, tout autour, est plus
Sonore si la paix en est plus absorbée.
Ah, ce n’est pas là un printemps qui fut.
Il n’y a pas de regret dans cette lumière placide !
En nous la vie est pure, si nous sentons
Combien est nouveau le vieux monde humain » (jour 33, Pier Paolo Pasolini)
Et l’âme confinée se prend à aimer :
« Les jours dont je fais
une muraille
Iront avec moi à l’anéantissement.
Cependant, je sers le vent et proteste
Contre la pluie.
Et je me prends à aimer. (…)
Ce n’est pas la guerre ni l’histoire
Qui se trompent. Ce n’est que la peur.
Aussi, je me protège contre elle
Dans cette serre, dans cette muraille chaude.
Et je me prends à aimer » (jour 14, Tsipi Shahrour)
« oui, oui
c’est ça
que je voulais,
que j’ai toujours voulu,
j’ai toujours voulu,
retourner
au corps
où je suis né » (jour 39, Allen Ginsberg)
(pour suivre en voix la lecture de ces textes choisis : chaîne YouTube, Pascale Goëta Poetry)
Marc Wetzel
Attachée culturelle, Pascale Goëta œuvre à la promotion de la culture et de la poésie israélienne contemporaine (Ronny Someck, Diti Ronen, Amir Or, etc.), particulièrement dans son dialogue avec le monde palestinien et arabo-musulman (Mahmoud Darwich, Adonis, Tahar Ben Jelloun, etc.). Elle met en lecture et prête sa voix à différents projets poétiques allant en ce sens.
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