Séries Parisiennes, Vues de quartier, Étienne Faure (par Didier Ayres)
Séries Parisiennes, Vues de quartier, Étienne Faure, Gallimard, juin 2024, 144 pages, 17 €
Plasticité
Avant d’en venir au cœur de mon impression de lecteur du dernier livre d’Étienne Faure, je voudrais un peu parler de moi. Cela sera peut-être instructif. Paris, la ville dont il est question dans l’ouvrage, ma ville natale, se présente à moi qui vis en province depuis des décennies, et qui me tourmente par son excès de civilisation, comme le lieu idéal de la pensée sensitive. Ville dont simplement la Seine contient toutes les couleurs allant du vert d’eau au gris anthracite, de l’écoulement bleuté où se mirent les nuages jusqu’aux eaux les plus noires de l’angoisse, du spleen. Et ce seul élément n’est qu’une pièce rapportée aux noms des rues, aux jardins, aux parcs, Luxembourg, Monceau, Buttes-Chaumont, aux cafés, Le Flore, Le Beaubourg, Le Dôme, et à cette population ultraraffinée, sujette à différentes langues, sociolectes, accents… Tout cela pour dire que je suis déchiré depuis longtemps par cette coupure en moi de l’ultra-éducation de la capitale, par opposition au silence et aux voix sourdes de la campagne, des petites villes de la France profonde, villages vivant sur eux-mêmes, construction antagoniste entre la poétique et les réalités.
Ceci dit, puisque je cherche les poétiques de la ville-monde, je dirais que les Séries Parisiennes est un livre sensuel, me rappelant le merveilleux film muet de 1928, mal connu du reste, Études sur Paris, d’André Savage. Éblouissement et poésie vraie des mille détails de Paris de l’entre-deux-guerres, avec cette scène si belle de la traversée souterraine du Canal St-Martin, voyage à bord d’une péniche qui avance de trous de lumière vers d’autres puits de lumières crayeuses, donc du Boulevard Richard-Lenoir (voûte Richard Lenoir), jusque sous la Place de la Bastille (voûte de la Bastille), pour s’ouvrir sur le Port de l’Arsenal. Je veux surtout laisser entendre que ce livre est fondamentalement contemplatif, poésie qui fait confiance au récit, histoire de contemplation.
Durant la découverte de ce recueil, je lisais Plaisir du texte de Roland Barthes, et comme je crois au hasard objectif, j’ai trouvé chez Étienne Faure la jouissance, un texte plaisir (peut-être suis trop amoureux de la capitale, mais qu’importe, ce sentiment me dépasse).
« Il y a dans le ciel livide de la Salpêtrière des libellules de la famille des hélicoptères qui viennent se poser sur le toit juste au-dessus des Enfers et du bloc opératoire, où les dieux en blouse diagnostiquent les erreurs, s’avisent de leurs ablations, déconstruisent l’avenir, l’envisagent, l’amputent, finalement renvoient à la Nature, qu’elle se débrouille, la grande, qu’elle ouvre une hypothèse et la referme, la bouche, qu’elle crie ou prie, pile ou face ».
Et puisque je parle de récit cinématographique, il faut évoquer aussi le bel hommage de Raoul Ruiz qui, dans son Trois vies et une seule mort, marque un respect infini à la ville-lumière, avec son inquiétude, sa violence, donc sa vie, cette « audace au repos amoureuse des périls », presque érotique. Ces poèmes s’organisent en 16 sections de 6 pages chacune, une ville de Paris livrée à sa propre mémoire. Et le poète est là comme un photographe, actionnant un Polaroid, photographie à développement instantané, qui croque Paris à la fois dans des extases et des manques (comme pour toute aventure mystique). Il faudrait relire Baudelaire ou Benjamin pour étoffer ce que je dis, manière pour moi de vivre dans la capitale par procuration…). Le poète agit ici comme un peintre oriental, voyant la chose in vivo pour la reproduire en miroir dans son poème juste animé de l’image vue et devenue absente de l’atelier. L’on se trouve dans un clignotement, allant de fragments en fragments alternés, une sorte de travail de fresque peinte affresco, dans le demi-frais.
Ce qui reste frappant, c’est le caractère territorialisé des textes, toujours en forme concentrique depuis le centre, écrivant une ville de Paris centripète, espace du poème hors-lieu, topiques constituées d’ajouts significatifs. L’on reste à Paris, car nous ne sommes ni à Londres ni à New-York, deux villes qui lui sont égales. Tout cela confine évidemment à une esthétique, à une plasticité, qui ne s’épuisent pas car d’ordre, pour finir, métaphysique. « Paris, c’est une idée », n’est-ce pas ? En précisant qu’elle est une espèce de fleur saxifrage, que rien ne l’épuise, que rien ne peut la faire mourir (comme l’on a abîmé Bruxelles, à force de bruxellisation.)
« Par de célestes consolations à l’atterrissage, l’avion survolant les jardins d’Île-de-France – au lieu d’anges dodus dans le ciel laiteux – offrait à la vue des patries minuscules, labyrinthes où danser certains soirs attisés derrière les cabanes ».
Ville organique, sujette à l’exploration concrète, où par exemple l’on interprète les couleurs de la Seine à la manière d’un oracle, ou comme la région hémisphérique du corps humain traversée par les veines du cerveau dans le sinus longitudinal. Donc Paris est une personne. Pour moi, la seule vraie nécessité de ces voyages réguliers effectués plusieurs fois par mois, en train jusqu’à la gare d’Austerlitz, gare devenue le polaroid intérieur de ma sensibilité, font que, dès le pied posé sur le quai, je suis gagné par une énergie extraordinaire, celle de redevenir parisien pour une journée. Cela tient à l’évidence d’un sentiment de gain et de perte.
Didier Ayres
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